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Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,
Qui tous, remplis pour lui d’une égale vigueur,
Sont prêts, pour le servir, à déserter le chœur.
Mais le vieillard condamne un projet inutile.
« Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :
Son antre n’est pas loin ; allons la consulter,
Et subissons la loi qu’elle nous va dicter. »
Il dit : à ce conseil, où la raison domine,
Sur ses pas au barreau la troupe s’achemine,
Et bientôt, dans le temple, entend, non sans frémir,
De l’antre redouté les soupiraux gémir.
DeEntre ces vieux appuis dont l’affreuse grand’salle
Soutient l’énorme poids de sa voûte infernale,
Est un pilier fameux[1], des plaideurs respecté,
Et toujours de Normands à midi fréquenté.
Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
Hurle tous les matins une Sibylle étique :
On l’appelle Chicane ; et ce monstre odieux
Jamais pour l’équité n’eut d’oreilles ni d’yeux.
La Disette au teint blême et la triste Famine,
Les Chagrins dévorans et l’infâme Ruine,
Enfans infortunés de ses raffinemens,
Troublent l’air d’alentour de longs gémissemens.
Sans cesse feuilletant les lois et la coutume,
Pour consumer autrui, le monstre se consume ;
Et, dévorant maisons, palais, châteaux entiers,
Piend pour des monceaux d’or de vains tas de papiers.
Sous le coupable effort de sa noire insolence,
Thémis a vu cent fois chanceler sa balance.
Incessamment il va de détour en détour ;
Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour :

  1. Pilier des consultations. (B.) — Le rendez-vous des plaideurs et des avocats.