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BOILEAU.

Mais, pour te bien louer, une raison sévère
Me dit qu’il faut sortir de la route vulgaire ;
Qu’après avoir joué tant d’auteurs différens,
Phébus même auroit peur s’il entroit sur les rangs,
Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,
Il faut de mes dégoûts justifier l’audace ;
Et, si ma muse enfin n’est égale à mon roi,
Que je prête aux Cotins des armes contre moi.
QuEst-ce là cet auteur, l’effroi de la Pucelle,
Qui devoit des bons vers nous tracer le modèle,
Ce censeur, diront-ils, qui nous réformoit tous ?
Quoi ! ce critique affreux n’en sait pas plus que nous !
N’avons-nous pas cent fois, en faveur de la France,
Comme lui dans nos vers pris Memphis et Byzance,
Sur les bords de l’Euphrate abattu le turban,
Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban ?
De quel front aujourd’hui vient-il, sur nos brisées,
Se revêtir encor de nos phrases usées ?
SeQue répondrois-je alors ? Honteux et rebuté,
J’aurois beau me complaire en ma propre beauté,
Et, de mes tristes vers admirateur unique,
Plaindre, en les relisant, l’ignorance publique.
Quelque orgueil en secret dont s’aveugle un auteur,
Il est fâcheux, grand roi, de se voir sans lecteur,
Et d’aller du récit de ta gloire immortelle
Habiller chez Francœur[1] le sucre et la cannelle.
Ainsi, craignant toujours un funeste accident,
J’imite de Conrart[2] le silence prudent.

  1. Fameux épicier. (B.)
  2. Conrart, quoiqu’il fut membre de l’Académie, n’avait jamais rien écrit. D’une nature généreuse et bienveillante, il recevait les auteurs, qui trouvaient chez lui des auditeurs bien disposés, et c’est ainsi que s’est formé dans sa maison le bureau de l'Académie, dont il devint le premier secrétaire perpétuel. Il a cependant laissé des mémoires intéressants qui furent publiés sous la Restauration en 1826.