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conque dont l’image se peignait en vain dans sa rétine.

Il chérissait à sa manière cette enfant aimable devenue miraculeusement une belle fille, dont la mère, enterrée depuis dix ans, avait été emportée, disait-on, par une attaque foudroyante de respect.

Les gens racontaient que son mari avait été pour la pauvre femme quelque chose comme le Sinaï et qu’elle avait fini par en mourir.

Suzanne, plus heureuse, avait réussi à se faire à peu près aimer. Par l’effet de mouvements intérieurs difficilement explicables, le sourcilleux et pinaculaire Chaumontel s’était incliné vers sa fille. Pour elle seule, il est vrai, le bois de son cœur s’était assoupli. Il poussait la condescendance jusqu’à souffrir ses caresses, jusqu’à lui permettre quelques locutions affectueuses, quelques propos familiers…

Néanmoins, ce jour-là, je le répète, rien ne pouvait mordre. Chaumontel était remonté sur sa colonne.

Suzanne, renonçant elle-même à déjeuner, vint passer l’un de ses bras autour du cou de son père et, d’une voix qui eût adouci des singes féroces, le supplia de parler.

— Tu ne peux comprendre cela, mon enfant, dit-il à la fin, tout à fait austère.

Et, se levant de table, comme un homme fatigué de porter le monde, il se retira lentement, sans ajouter un seul traître mot.