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séparait seule de l’ennemi, dont le désir manifeste eût été de nous étriper à la baïonnette. Contrarié par l’obstacle, il nous mitraillait le mieux du monde.

À coups de crosse et à coups de godillots, — les bottes étaient pour moi un luxe interdit, — je parvins au bout de quelques minutes, à lever tout mon gibier de héros et les dix ou quinze qui eurent la chance de n’être pas fauchés instantanément, disparurent, en un clin d’œil, au tournant d’un proche sentier. Je me suis dit quelquefois que, parmi ces fiers soldats dont j’avais ainsi sauvé la peau, Dieu me devait bien cette récompense d’en susciter au moins un qui m’insultât vingt ans plus tard, après m’avoir longtemps affamé. Mais comment vérifier cela ?

Bref, ma besogne finie, je revins m’asseoir et m’éponger sous la trombe. Alors, bourrant ma pipe, je fis ce calcul que le poids d’une balle de chassepot ou de remington, multiplié par le nombre insolite des cartouches qu’on brûlait pour me rater infailliblement, ma présence faisait perdre à l’ennemi une masse précieuse d’excellent plomb dont s’enrichiraient les faux-monnayeurs de la patrie, et je fus mis à l’ordre du jour.

Jamais je ne me suis autant amusé qu’en cette circonstance, et, le croira-t-on ? je n’eus pas besoin de verser une goutte d’héroïsme ! Vous avez bien compris, n’est-ce pas ? J’étais seul, enfin seul ! contre plusieurs milliers de projectiles mor-