Page:Binet - L’étude expérimentale de l’intelligence.djvu/95

Cette page a été validée par deux contributeurs.

m’apercevais que la phrase, toujours très simple, avait été comprise, je m’empressais de poser à brûle-pourpoint la question importante : avez-vous eu une image, et laquelle ? Il m’a fallu beaucoup de ruses pour ne pas donner l’éveil sur mes intentions ; c’était en général au cours d’une autre expérience que, d’un ton naturel, sans me presser, je disais la phrase évocatrice.

Beaucoup de phrases, quoique comprises, ne produisent aucune image appréciable ; d’autres donnent lieu à des images incomplètes, fragmentaires, qui illustrent une des parties de la phrase seulement, par exemple un nom d’objet familier ; aucune n’a fait jaillir une image assez complète pour comprendre le sens de la phrase entière. C’est peut-être une des expériences qui démontrent le mieux le contraste entre la richesse de la pensée et la pauvreté de l’imagerie.

Citons d’abord des pensées sans images. Je dis à Armande, à la fin d’une conversation à bâtons rompus « Bientôt, on va partir pour S… ! » et j’ajoute : « Quelle image ? » Armande réplique : « C’est simplement le son que j’entends. Je ne me représente rien. Il faut que je n’aie plus rien à penser pour que je me représente des images. » Cependant elle a parfaitement compris ce que je viens de dire. Autre exemple. Je lui adresse cette phrase, amenée par d’autres réflexions : « Avez-vous fait beaucoup de progrès en allemand cette année ? » — Armande réplique en riant : « Plus, toujours, qu’avec Ber… » — réponse qui implique une comparaison avec des progrès faits l’année précédente, par une méthode toute différente. Je demande les images. Armande répond : « C’était trop court ; je n’ai eu que le temps de penser. Les images ne sont pas venues. » Armande abonde en phrases sans images : presque toutes sont dans ce cas, et elle donne toujours la même explication : elle n’a pas le temps de former des images quand elle se borne à comprendre le sens d’une phrase. Cepen-