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MADAME DE STAËL D’APRÈS SES PORTRAITS

d’une inspiration du même ordre. L’initiative de cette œuvre est due au prince Auguste de Prusse qui voulait un tableau tiré de Corinne où l’héroïne du livre serait représentée sous les traits embellis de Mme de Staël[1]. Mme Récamier servit d’intermédiaire entre le prince et les peintres. La commande fut adressée d’abord à David qui exigeait 40.000 francs de rétribution et dix-huit mois de travail[2], la préférence donnée enfin à Gérard qui demandait seulement 18.000 francs et quinze mois de labeur. Ce tableau peut être considéré à certains points de vue, comme une reprise du portrait de Mme de Staël par Mme Vigée Le Brun en 1807. Les deux toiles ont un paysage latin comme arrière-plan. Mme Vigée-Lebrun évoque Tivoli et la région romaine, Gérard la baie de Naples, le Vésuve fumant, les montagnes de Sorrente au crépuscule, le ciel strié d’éclairs, la mer houleuse, premier projet délaissé par l’artiste femme. Sainte-Beuve et Guillaume Schlegel ont accordé à Mme de Staël, à propos de ces tableaux, l’honneur d’avoir ajouté sa nuance personnelle à l’école de peinture antique. D’après Sainte-Beuve, la lettre à Fontane a produit en France toute une école romaine[3]. Mme de Staël, la première, s’inspira de l’exemple de Chateaubriand ; son imagination en fut piquée d’honneur et fécondée. Elle décrivit par la plume les beautés de la campagne romaine et les fit reproduire par les artistes qu’elle inspira. Guillaume Schlegel parle des résurrections antiques affectionnées par la principale héroïne de Mme de Staël[4]. Mme Vigée Le Brun et Gérard ont voulu, en effet, peindre Mme de Staël sous les traits de Corinne ; tous deux l’ont vêtue d’une robe à l’antique, enveloppée d’amples draperies ; tous deux lui ont donné en main une lyre. Les deux œuvres, cependant, divergent d’une façon notable. Dans le tableau de Mme Vigée Le Brun, Mme de Staël est représentée seule ; Gérard, au contraire, a groupé auprès de Corinne, les autres personnages du roman en costume moderne, Oswald au ténébreux visage, crispant ses mains sur le bord de son chapeau, les deux Anglaises en capote, le capitaine de vaisseau, vieillard au faux-col montant, un Albanais d’allure efféminée, une paysanne italienne, de silhouette raphaélique. Le costume à l’antique de l’héroïne apparaît dans le tableau de Gérard plus tumultueux que dans celui de Mme Le Brun ; la draperie boursoufle au lieu de tomber ; la lyre

  1. Lettres adressées au baron François Gérard… publiées par le baron Gérard, son neveu, Paris, Quantin, 1886, II, p. 202.
  2. Lenormant (Mme), Mme Récamier, les amis de sa jeunesse et sa correspondance intime, I, p. 149.
  3. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, Paris, 1866, I, p. 400-401.
  4. Schlegel (August-Wilhelm), Sœmmtliche Werke, Leipzig, 1816, IX, p. 361-363.