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DE LA
GRAMMAIRE EN FRANCE,
ET PRINCIPALEMENT DE LA
GRAMMAIRE NATIONALE,
AVEC QUELQUES OBSERVATIONS PHILOSOPHIQUES ET LITTÉRAIRES
SUR LE GÉNIE, LES PROGRÈS ET LES VICISSITUDES DE LA LANGUE FRANÇAISE ;
par M. Philarète Chasles[1]


Qui se fye en sa grammaire,
S’abuse manifestement :
Combien que grammaire profère,
Et que lectre soit la grand’mère
Des sciences et fondement : etc., etc.


Ainsi parle, en son chapitre de la grammaire, l’auteur du Regnars traversant les voyes périlleuses du monde, livre imprimé le 25 janvier 1530, par Philippe Lenoir, l’un des deux relieurs jurés de l’Université de Paris. On voit qu’il y a trois cents ans la grammaire n’inspirait pas confiance entière. C’est encore l’avis de MM. Bescherelle, qui viennent de publier le Répertoire le plus complet de nos règles grammaticales. Après avoir lu et examiné leur court Résumé de toutes les Grammaires, vaste trésor de toutes les acceptions, concordances, idiotismes, gallicismes, employés par nos écrivains de tous les siècles, on est plus que jamais tenté de répéter : Qui se fye en sa grammaire s’abuse, etc., etc.

Si la grammaire s’est trouvée en butte à plus d’une défiance et d’un quolibet, elle l’a bien mérité. Il faut avouer que les grammairiens ont eu d’étranges imaginations. Depuis l’imprimeur Geoffroy Thory, qui publiait au commencement du seizième siècle son Champ-Fleury, dont les fleurs sont fleurs de syntaxe et les plates-bandes semées de gérondifs, jusqu’à M. Lemare qui damne hardiment tous ses prédécesseurs, les cultivateurs de la syntaxe ont souvent prêté à la plaisanterie. On ferait une longue liste de leurs folies et de leurs absurdités.

Vaugelas pose en principe (devinez son motif, je l’ignore), que l’on ne peut et ne doit pas dire les père et mère. Cela n’empêche pas, depuis trois cents ans, les fils de parler de leurs père et mère, malgré Vaugelas.

Les rudiments affirment unanimement qu’après un comparatif, le subjonctif est indispensablement nécessaire. Cependant Pascal écrit cette excellente phrase : Il faut donner aux hommes le plus de liberté que l’on peut. Tout le monde avoue la légitimité de cette manière d’employer l’indicatif. Que l’on puisse serait une faute grossière.

L’auteur du Dictionnaire des Dictionnaires cherche l’étymologie de l’interjection bah ! et il l’explique ainsi fort gravement :

Bah ! interjection, qui équivaut à mon étonnement est bas ! c’est-à-dire j’y mets peu d’importance.

Voilà une bien jolie étymologie !

Du temps de La Bruyère, les grammairiens et les gens du monde formèrent une ligue contre le mot car ; le mot car survécut aux grammairiens et aux marquis. Souvent les écrivains jaloux ont fait cause commune avec les pédants, pour jouer pièce aux hommes de génie. Montesquieu avait dit : Le peuple jouit des refus du prince, et le courtisan de ses grâces. Cette sentence si lucide, si concise, si belle, Marmontel la condamne au nom de la grammaire ; il prétend que l’ellipse est trop forte. La clarté de la phrase prouve le ridicule de la critique. Mais n’était-il pas naturel et nécessaire que l’auteur des Incas se montrât injuste envers l’auteur de l’Esprit des Lois ?

Il est arrivé à Voltaire même, dans son Commentaire sur Corneille, de se livrer à de mauvaises chicanes grammaticales qu’il soutient par de bons mots. Il prétend que ces vers :

Trois Sceptres à son trône, arrachés par mon bras,
Parleront au lieu d’elle et ne se tairont pas !

rivalisent en niaiserie avec les vers de M. de la Palisse : Hélas s’il n’était pas mort, il serait encore en vie. Voltaire est de très mauvaise foi ; il sait que le langage prêté par le poète aux sceptres qu’il anime, acquiert dans le second hémistiche une éloquence foudroyante, une voix éternelle qui ne se taira plus ! C’est une beauté, non une faute. La taquinerie grammaticale rabaisse au niveau des esprits médiocres les esprits supérieurs, les génies les plus brillants.

Les seules fautes de français véritables, ce sont les locutions qui rendent le langage obscur, pénible, équi-

  1. Ces observations littéraires et philosophiques sur l’histoire de notre langue, sont extraites des trois beaux articles que le Journal des Débats a bien voulu consacrer à notre ouvrage. Nous avons pensé que nos lecteurs ne les liraient pas sans intérêt.