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plus redoutables créations de la langue ; un mot inouï pour une douleur inouïe. La Grammaire, cette greffière patiente, qui fait semblant de régner sur les mots qu’elle enregistre, aura beau se récrier contre Bossuet : Bossuet parlera plus haut qu’elle.

Qui ne sait aussi que pleuvoir est un verbe neutre ; que l’employer comme un verbe actif est la faute la plus grossière, la plus impardonnable, la plus impossible ? Dans ses Élévations sur les mystères, le même Bossuet voulant faire comprendre l’immense bonté du Très-Haut, s’exprime ainsi : « Dieu fait luire son soleil sur les bons et sur les mauvais, et pleut sur le champ du juste comme sur celui du pécheur. » La pluie qui tombe, le soleil qui brille, le monde qui se renouvelle, le méchant et le bon qui subsistent à la fois, l’univers, la vie, la mort, tout, c’est la volonté de Dieu, c’est Dieu. Ainsi les langues, tout entières, sans réserve, appartiennent au génie, qui les brise et qui les moule, qui les fracasse et les reconstruit comme il lui plaît.

Plus tard l’abbé de Saint-Pierre donnera à la langue des mots qui, traités d’abord de barbarismes, deviendront nécessaires : bienfaisance, humanité. Rousseau emploiera avec succès les plus belles expressions de Montaigne, et Beaumarchais imitera les augmentatifs et les diminutifs si énergiques et si gracieux des peuples méridionaux. Il faudrait noter toutes ces variations et ces conquêtes, si l’on faisait l’histoire de notre langue, histoire dont quelques matériaux précieux se trouvent dans la grammaire de MM. Bescherelle. Il faudrait indiquer aussi toutes les nuances que le mode analytique et direct a fait naître, toutes les richesses inconnues aux anciens, dont la langue française s’est armée et que les bons auteurs ont fait valoir.

Les langues analytiques dont on blâme l’indigence, la faiblesse, la marche froide et géométrique, ont trouvé des ressources dans cette indigence même. Au lieu du gérondif des Romains : scribendum, amandum, bibendum, les peuples modernes, privés de cette forme si brève et si éloquente, emploient trois ou quatre mots maladroitement enchaînés : Il faut écrire, we must write ; — on doit aimer, one must love ; — on doit boire, we must drink. Les Latins ne pouvaient exprimer par la terminaison andum, endum qu’un besoin futur ou possible ; les Français, les Anglais, les Allemands, privés de gérondifs, possèdent une couleur spéciale pour toutes les nuances de la possibilité. Parmi les idiomes modernes, c’est la langue anglaise, la plus pauvre et la plus nue à son origine, qui a poussé le plus loin cette conquête des détails. Le seul mot latin scribendum peut se traduire de douze manières. It ought to be written ; we ought to write it, it must be written ; it could be written ; it may be written ; it can be written ; it might be written ; we may write ; we must write ; they must write ; we should write ; we could write. Aucune de ces locutions n’a le même sens ; chacune d’elle est une nouvelle modification de la nécessité d’écrire. — « Je pensai avoir découvert (dit un auteur de romans célèbre de l’autre côté du détroit) le sujet d’un livre sublime, la source de la gloire et de la fortune. Je posai mes lunettes sur la table et je m’écriai : On pourrait écrire cela (it could be written). Ma vieille sœur prit sa tabatière, et s’écria : Ma foi, oui, il faudrait l’écrire (it ought to be written). Encouragé par cette voix approbative, je dis à mon tour : Il faut que cela soit écrit (it must be written). » Les anciens, avec leurs variétés d’inflexions, leurs désinences flexibles, leurs modes savamment balancés et disposés avec un si grand artifice, avec leur synthèse puissante, qui favorisait les plus mâles audaces de l’éloquence et de la poésie, ne seraient point parvenus à rendre les nuances, les finesses, les gradations presque imperceptibles que les idiomes modernes ont créées.

De Louis XII à Henri IV, l’Italie est notre nourrice ; elle nous fournit de nouvelles locutions, de nouvelles tournures, des mots nouveaux. Henri Estienne se plaint hautement de cette invasion de vocables ausoniens, dans son éloquente diatribe sur le language françois italianisé vers 1550. La troupe commandée par Ronsard parvient mais difficilement, à greffer sur la tige française, quelques locutions grecques. Ensuite s’annonce le règne de l’Espagne sur notre style, règne qui commence avec Louis XIII et s’arrête à Louis XIV. Confondues et modifiées sous l’empire des Pascal et des Racine, toutes ces influences disparaissent : l’œuvre est terminée. Depuis cette époque, nous acceptons quelques mots étrangers, quelques formes exotiques, sans nous astreindre à aucune imitation spéciale, c’est nous qui faisons la loi à l’Europe. Quant à la place des mots, à leurs concordances, à leurs acceptions, elles ont beaucoup varié, quelquefois par caprice, mais plus souvent entraînées par le cours des mœurs. Molière disait très bien : un chacun, comme les Anglais disent every one ; c’était une expression énergique et populaire qui spécialisait l’individualité dans la masse. Un chacun était déjà suranné sous le régent. Buffon, à la fin du dix-huitième siècle écrivait : Les Chinois sont des peuples mols, ce pluriel serait inadmissible aujourd’hui. Pourquoi ? Nul ne peut le dire. On rend aisément compte de plusieurs autres variations du langage. Une coquette, du temps de Louis IX, c’était une femme perdue ; la sévérité des habitudes n’établissait aucune différence entre la coquetterie et le libertinage, le désir de plaire et la débauche.

Coquette immonde et mal famée
Et de tout bon poinct dégarnie,
Détale, sus !…

dit une vieille moralité. À mesure que les mœurs se sont adoucies, la coquette s’est réhabilitée. La prude, au contraire, a perdu de sa valeur. Les contemporains de Marot estimaient fort la prude femme et le prude homme ou prud’homme ; synonyme d’honnête femme et d’honnête homme. Aujourd’hui la prude est une tartuffe de chasteté. La même civilisation, dont le progrès tournait en ridicule l’honnêteté devenue pruderie, excusait la galanterie qu’elle paraît d’un titre élégant, et qui n’était plus qu’une coquetterie pardonnable.

Au moment où s’opèrent ces altérations dans le sens des mots, personne ne s’en aperçoit. La nation qui enrichit ou appauvrit son Dictionnaire, ne change de mots que parce qu’elle change de qualités et de vices ; révolution qui s’accomplit à l’insu de tous ceux qui y contribuent. Dans les premiers temps de la monarchie féodale, la condescendance pour le faible, l’affabilité envers ses égaux, le bon accueil réservé aux étrangers ; l’hospitalité donnée avec grâce, étaient des qualités d’autant plus estimées que la force brutale régnait sur l’Europe, et qu’avec un bon cheval, une armure de fer, un poignet vigoureux, trois cents vassaux armés, et une citadelle sur un rocher, on bravait le monde et la loi. C’était faire le plus grand éloge possible d’un gentilhomme ou d’un souverain que de dire qu’ils étaient accorts ; mot charmant, qui n’exprimait pas seulement l’aménité extérieure, mais le bon-vouloir et la générosité de l’âme. L’accortise, l’amabilité née d’un sentiment