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de lui et d’elle ; cela est très vrai ; mais il y a corruption dans cet emploi. Non parce que M. de Vaugelas ou M. Dumarsais le veulent, leur autorité ne m’est de rien ; mais il faut conserver avec soin le signe distinctif qui isole de la chose matérielle, de l’être brut, de l’abstraction, l’homme vivant, notre semblable. C’est une richesse du langage. Soyez indifférent quant au sort des règles qui ne nous donnent pas une beauté ; fouettez celles qui nous appauvrissent ; battez-les en brèche et en ridicule ; mais gardez et protégez celles qui étendent le cercle de nos ressources, qui offrent de plus nombreux matériaux à la pensée et au style !

Que d’inutiles et pointilleux détails, va-t-on dire ? C’est de cette menue et faible monnaie que se compose le trésor grammatical. Après avoir adressé à MM. Bescherelle les seules critiques auxquelles donne prise leur excellent travail, je chercherai dans ce répertoire commode, vaste et bien divisé, quelques-uns des résultats élevés et des considérations générales qui dominent toute l’histoire mal connue de la langue française.

Quel obstacle opposerez-vous aux révolutions des langages, vous qui ne pouvez enclouer pour un seul moment les révolutions des modes ou des mœurs ? les idiomes ne sont que l’organe, le verbe de la civilisation humaine ; c’est une voix qui mue ; c’est un accent qui se modifie avec les phases vitales de la société. Tantôt notre orgueil nous fait croire que notre époque est la seule où le langage soit parvenu à maturité complète ; tantôt dégoûtés et rassasiés de nous-mêmes, nous nous rejetons en arrière, pleurant la décadence de notre idiome national. Nous ne voyons pas que le cours des idées et les évolutions matérielles de la vie sociale entraînent le langage avec eux et lui font subir d’inévitables altérations. Quand Froissart écrivait, les paroles lui manquaient-elles ? Montaigne, dans la solitude de sa bibliothèque féodale, se plaignait-il de l’indigence du langage ? N’y avait-il pas assez de nuances pour La Bruyère ? et dans l’état de mœurs le moins favorable au développement de l’imagination pittoresque, Diderot ne trouvait-il pas toutes les couleurs chaudes que réclamait son pinceau ? Ces couleurs ne sont-elles pas avivées et enflammées encore sur la palette de Châteaubriand, au dix-neuvième siècle, quand l’esprit analytique, régnait en despote sur les écoles françaises ? Les langues font des acquisitions et des pertes, comme les peuples ; elles achètent les unes au prix des autres, comme les peuples.

De grands génies paraissent, et l’on dit que l’idiome dont ils se sont servis est immuable. Ils meurent, une nouvelle moisson de paroles inconnues et de tournures inusitées fleurit et verdoie sur leur tombe. Si l’on procédait par exclusion, s’il fallait condamner les révolutions du langage enchaînées aux révolutions des mœurs, si l’on ne voulait accepter qu’une seule époque littéraire dans toute la vie d’une nation, Lucrèce d’une part, et de l’autre Tacite seraient des écrivains barbares ; il ne faudrait lire ni Shakespeare et Bacon, riches de toute l’éloquence du seizième siècle, ni Mackintosh, Erskine ou Byron, néologues du dix-neuvième siècle. En France, on répudierait la langue admirable et pittoresque de Montaigne, et l’idiome bizarre, ardent, emporté de Diderot, de Mirabeau, de Napoléon. Il est vrai que tout s’épuise, la sève des sociétés et celle des idiomes. Dans les sociétés en décadence, les langues s’éteignent, la parole perd sa force et sa beauté, les nuances s’effacent, la phraséologie devient folle ou radoteuse ; c’est le râle des littératures ; ce sont les derniers accents, les gémissements brisés de l’agonie. L’effort de tous les rhéteurs, le cri de détresse de tous les grammairiens ne sauveront pas un idiome qui périt avec un peuple. Anne Comnène se sert d’un style prétentieux et lourd, enveloppé de draperies superbes, vide et pompeux comme la cour byzantine. Sans doute cela doit être. Si vous voulez ressusciter le lexique et la grammaire, si vous prétendez que ce mourant retrouve la voix, jetez un nouveau sang dans ces veines qui se dessèchent, ressuscitez le cadavre, il parlera.

Quelques langues, échappant au mouvement vital qui soutient et renouvelle tout dans le monde, sont restées stationnaires ; ce sont celles qui ont le moins produit. L’idiome provençal, père d’une littérature passagère, dont la lueur a servi de signal à la poésie moderne, a brillé un instant et n’a pas laissé de grandes œuvres. S’il faut en croire les savants d’Allemagne qui se sont occupés des idiomes de la Lithuanie, de l’Illyrie et de la plupart des régions que les races slavonnes habitent, ces races ont conservé leurs langues pures d’altération, et n’ont guère créé que des chants élégiaques et pastoraux. La fécondité semble attachée au mouvement ; la stérilité à l’inaction. Il en est des langues comme de tout ce qui a vie : ruine et renaissance, mort et réparations constantes jusqu’à la mort, qui est le silence et le repos total.

Les vrais grammairiens, les seuls grammairiens, ce ne sont ni Beauzée, ni Dumarsais, ni le vieil imprimeur Geoffroy Thory ; ni les honorables membres de Port-Royal ; ni Vaugelas, à qui une fausse concordance donnait la fièvre ; ni Urbain Domergue, connu par son inurbanité envers les solécismes qui éveillaient sa colère ; ni M. Lemare, le Bonaparte du rudiment et le Luther de la syntaxe. Les vrais grammairiens, ce sont les hommes de génie ; ils refont les langues, ils les échauffent à leur foyer et les forgent sur leur enclume. On les voit sans cesse occupés à réparer les brèches du temps. Tous, ils inventent des expressions, hasardent des fautes qui se trouvent être des beautés ; frappent de leur sceau royal un mot nouveau qui a bientôt cours, exhument des locutions perdues, qu’ils polissent et remettent en circulation. Tous, néologues et archaïstes, plus hardis dans les époques primitives, plus soigneux et plus attentifs dans les époques de décadence, mais ne se faisant jamais faute d’une témérité habile, d’une vigoureuse alliance de mots, d’une conquête sur les langues étrangères. Les écrivains qui parmi nous se sont le plus servis des archaïsmes, ceux qui ont renoncé le plus difficilement à l’ironie bonhomière des tournures gauloises, à leur vieille et bourgeoise naïveté, ce sont Lafontaine, Mme de Sévigné, Molière, La Bruyère, au dix-septième siècle ; Jean-Jacques Rousseau au dix-huitième, Paul-Louis Courier de notre temps. Bossuet a osé (lui seul pouvait oser ainsi) faire pénétrer dans une langue analytique et toute de détail, les tournures hébraïques ; c’est un prodige ; rien n’est plus hostile à l’idiome gaulois que la concentration et la synthèse elliptique de l’hébreu. La phraséologie grecque se trouve chez Amyot, Fénelon et Racine. Montaigne et Rabelais ont jeté dans leur style une infusion italienne très marquée. Tous les auteurs qui ont vécu sous Richelieu, parlaient un français espagnol. Les interminables périodes de Mme de Motteville sont calquées sur celles de Balthazar Gracian ; Balzac, ennuyeux et grave prosateur, impose à ses phrases toute l’étiquette castillane ; mais c’est Pierre Corneille, le grand homme, qui nous a forcés d’adopter quelques traits puissants du génie espagnol. Rousseau ne s’est pas contenté de renouveler et de dérouiller les fortes expressions de Montaigne et de Calvin ; il a fait des emprunts semi-teutoniques à sa petite patrie, à Genève, dont les idiotismes spéciaux ont été consacrés et immortalisés par lui. Ainsi, de faute en faute, d’au-