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voque, établissent confusion, embarrassent le sens, ou détruisent ces teintes et ces acceptions délicates qui constituent le génie de notre langue, et la principale source de ses richesses. L’ouvrage de MM. Bescherelle est neuf, en ce qu’il n’établit pas de théories ; il montre le génie de la langue se développant sous la main de nos grands hommes. Les Bossuet et les Pascal, instituteurs que ces messieurs appellent à leur aide, valent bien les Beauzée et les Court de Gébelin. Les enseignements de ces écrivains supérieurs démontrent le ridicule et l’arbitraire de mille prétendues règles qu’il faut savoir violer pour savoir bien écrire. On voit que tous les chefs-d’œuvre ont été créés non d’après ces règles, mais souvent malgré elles et en dehors du cercle magique tracé par la grammaire sacro-sainte. Les faits sont là qui parlent plus haut que les règles. Les auteurs nouveaux, parcourant toute l’étendue de la syntaxe française, et s’appuyant sur cent mille exemples puisés aux meilleures sources, indiquent avec une rare justesse, avec une sagacité analytique digne de beaucoup d’éloges, la valeur, l’usage, la place, les variations de chaque mot ; les bornes de telle acception ; les limites de telle concordance ; la nécessité de franchir telle règle accréditée ; la légitimité de telle licence qui établit une nouvelle règle dans la règle. C’est une collection unique et fort précieuse : là se trouve éparse toute l’histoire de notre idiome, de ses variations, de ses origines et de ses singularités. Sous la forme d’une compilation et sans afficher de hautes prétentions philosophiques, c’est l’œuvre la plus philosophique et la plus rationnelle dont la langue française ait été depuis longtemps l’objet.

Non que toutes les données des auteurs nous semblent justes et que leur livre soit, selon nous, exempt de lacunes et d’imperfections. Si le plan est excellent et l’exécution en général très distinguée, s’ils ont eu raison de ridiculiser les folles délicatesses de quelques puristes et d’en prouver le peu de fondement ; si leur analyse est souvent heureuse et lucide, ils nous semblent avoir poussé bien loin en plusieurs circonstances la tolérance grammaticale, et justifié des fautes réelles par des analyses trop subtiles.

Voici une phrase qu’ils donnent pour correcte : les animaux ont en soi ; n’est-elle pas d’une incorrection frappante ? On dit : chacun pense à soi ; on ne dira pas : les hommes attachent à soi les animaux. Je sais que l’analogie latine du mot semetipsum peut justifier jusqu’à un certain point les grammairiens ; mais l’usage est roi ; ses sentences veulent être écoutées et respectées. Aujourd’hui que l’on parle en France une quarantaine de langues différentes ; qui, le gaulois de Villehardouin ; qui, le français de Marot ; qui, un autre français à la Shakespeare, à la Schiller, à l’arlequin ; qui, un idiome de taverne, de rue, de café, de coulisse ; aujourd’hui que tous ces styles s’impriment ; aujourd’hui que chacun s’évertue à créer, comme sous Louis XIII, un petit barbarisme nouveau (s’il est possible, car on a usé le barbarisme), le grammairien doit-il ouvrir la porte toute grande, et, jetant les deux battants à droite et à gauche, proclamer que tout est permis ? Ce qui a fait la gloire de Malherbe, génie peu poétique, c’est que, dans un temps littéraire assez semblable au nôtre, il s’est armé de sévérité. Nous accusera-t-on, à ce propos, de pédantisme ou de contradiction ? Nous avons loué le principe : nous en blâmons l’abus.

En fait de style et de langage, comme en politique et en philosophie, la lutte est entre la liberté d’une part, et d’une autre la puissance d’ordre et d’organisation ; deux excellents principes qui ne doivent pas s’annuler, mais se soutenir ; ils s’accordent malgré leur combat. Tout écrivain supérieur est à la fois néologue et puriste. Veut-on fixer à jamais la langue ? On arrête le progrès ; on est pédant. Donne-t-on une liberté effrénée aux mots, à leur vagabondage, à leur mixtion, à leurs alliances, à leur fusion, à leurs caprices ? On expose un idiome au plus grand malheur qui puisse lui arriver, à la perte de son caractère propre, à la ruine de son génie. La langue grecque va mourir, lorsque l’empereur Julien se sert d’un grec asiatique ; elle n’existe plus, lorsque la princesse Anne Comnène introduit dans la langue de Platon toutes les circonlocutions orientales. Saint Augustin et Tertullien sont des hommes de génie et d’esprit ; mais leur langage romano-africain annonce la chute de l’empire ; voilà bien les inflexions et les désinences latines ; cela ressemble un peu à l’idiome de Cicéron ; hélas ! similitude éloignée et trompeuse ; le latin ne renaîtra plus, c’est une remarque fort curieuse que les langues se forment, croissent, se renouvellent, mûrissent, et atteignent leur perfection au moyen des idiomes étrangers qu’elles s’assimilent ; que cette assimilation seule les soutient, et qu’à la fin de leur carrière cet élément de leur vie, devenant l’élément de leur mort, les corrompt, les étouffe, les écrase et les tue.

Notre langue a de vieux principes, assez mal expliqués jusqu’ici par les scolastiques, mais fondés en raison et que les nouveaux grammairiens ont tort de détruire. Pour le prouver, il faudra bien entrer dans quelques discussions dont le pédantisme et la sécheresse m’effraient d’avance. MM. Bescherelle déclarent que la langue française n’a pas de genre neutre. Nous le retrouvons, effacé, il est vrai, et peu reconnaissable, mais doué de sa signification et de sa valeur propres, dans les verbes il pleut, il tonne, il importe ; dans les locutions il y a, il fait beau, il faut ; dans les mots en et y, sur lesquels nous ne partageons pas l’avis de la grammaire nouvelle ; dans je le veux, je te dois, je l’emporte ; où le mot le joue le rôle du pronom neutre des Latins, illud. Pour expliquer ces diverses locutions, MM. Bescherelle ont recours à des procédés analytiques fort savants, trop savants, selon nous. Une phrase excellente de La Bruyère, qu’ils condamnent à tort comme anti-grammaticale, prouve que l’acception du mot le est bien celle d’illud du pronom neutre latin : « Les fourbes croyent aisément que les autres le sont… » Qui peut rien reprendre à cette phrase, d’une clarté parfaite, et où le pronom le est évidemment pour illud, cela ?

L’analogie des langues étrangères modernes suffit pour décider la question. Les Allemands et les Anglais ont un neutre distinct qu’ils emploient à tout moment, es et it. Pour traduire dans ces deux langues les phrases que MM. Bescherelle se donnent tant de peine à expliquer, au moyen de longues et savantes analyses, on n’a qu’à employer le neutre allemand ou anglais. Il pleut, « es reignet, it rains ; » il faut, « es muss, it must ; » Il est vrai, « es ist treue, it is true. » Les grammairiens nouveaux commentent subtilement l’expression vous l’emportez, qu’ils regardent comme un gallicisme embarrassant. Ce qui les embarrasse, c’est le système qu’ils défendent et la persuasion où ils sont que le n’est pas un pronom neutre, et que nous n’avons pas de neutre. Mais l’emporter n’est pas un gallicisme ; c’est la contraction de la locution latine : Palmam tulit, emporter la palme. Les Allemands et les Anglais possèdent aussi cet idiotisme, et ils rendent précisément ce le par leur pronom neutre es et it. — « En bien ! (demande Hamlet dans le drame de Shakespeare) sont-ce les enfants qui