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Bref, ne nous donnant point pour butin aux voleurs,
Et cachant à nos yeux l’image des malheurs
Qui saccagent la France et la trempent de larmes,
Nous tient en tel repos, que sans le bruit des armes,
Et le triste recit de tant de cruautez
Qui rendent cet estat sanglant de tous costez,
Bien souvent nostre esprit deceu par les delices
Du repos dont il suit les oyseux exercices,
Penseroit vivre encor en quelqu’un de ces ans
Que la paix nous rendoit si doux et si plaisans.
Ah combien il s’en faut que cet heur n’accompagne
Le sort de nos voisins habitans la campagne
Qui manquent de support, et n’ont pas comme nous
Un bouclier[1] qui les couvre et sauve de tels coups !
Las ! Ces pauvres chetifs gemissent et lamentent
Sous le pesant fardeau des maux qui les tourmentent :
Leurs biens sont tous les jours au pillage exposez :
Leurs champs rendus deserts : leurs logis embrasez ;
Et leurs corps malheureux battus de mille outrages
Qui feroient mesme horreur aux scythes plus sauvages.
Non, Rodope ne voit si barbare Gelon[2]
Qui ne sentist mollir son courage felon,
Voyant de quels tourmens leur vie est affligee
Par des cœurs sans pitié dont l’audace enragee,
Sous le nom de soldat és trouppes forcenant,
Va l’illustre mestier des armes prophanant.
Ces loups pleins de fureur, vestus d’humaines formes
Exerçans de froid sang des cruautez enormes
Par tout où quelque armee à ses flots débordez,
Ont si barbarement tous les champs brigandez,
Qu’on les peut comparer aux tristes champs de Troye
Fumans encor du feu dont ils furent la proye :

  1. Bouclier, compte ici pour deux syllabes comme Meurtrier, Sanglier, etc.
  2. Nous ne comprenons pas le rapprochement que Bertaut fait entre le célèbre tyran de Syracuse et le Rhodope, chaîne de montagnes en Thrace ; Gélon est pris sans doute comme synonyme de tyran — Rhodope, de pays barbare, sauvage, en proie au despotisme.