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Ici, le bon Dieu nous défend
D’éloigner les fils qu’il nous donne ;
Pour eux il nous dit de souffrir ;
Aussi nous aimons mieux mourir
Que de les céder à personne.

Va cependant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame,
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t’a point nourri.

Restons dans ces données du sentiment maternel et filial, en citant les strophes du poëte Léontie, qui n’est pas seulement un sincère ami de la Muse, mais qui a aussi bien mérité de l’érudition, en recueillant les Chants populaires de la Flandre, et en composant un recueil volumineux qui sera bientôt soumis aux suffrages des mille partisans de cette nouvelle branche de la poésie :


Souvenir filial.

Est-il vrai ? jusqu’à toi ma voix s’est fait entendre ?
Pour ton chant plein d’espoir, ô poëte merci !
Mon intime douleur tu devais la comprendre,
Car ta mère était morte, et tu l’aimais aussi.

Avant l’heure funèbre où s’éteint l’espérance
De ton plus cher trésor le ciel l’a dépouillé,
Et moi, je garde au cœur paisible en apparence,
Un nom, saint entre tous, que les pleurs ont mouillé.

Au monde insouciant cachons bien nos alarmes,
Mais, puisque tu l’as dit, nos deux âmes sont sœurs ;
Un instant devant Dieu, laissons couler nos larmes,
À pleurer ceux qu’on aime il est quelques douceurs.

Tu ne la connus point ma bonne et sainte mère,
Ce vénérable front de blancheur couronné ?
Elle m’avait voué ses jours, sa vie entière,
Hélas ! elle mourut pour m’avoir trop donné…

Quand Dieu me la reprit, mon âme eut le vertige ;
Longtemps, humble jouet de troubles décevants,
Je crus rêver ; — depuis, comme une herbe sans tige
Je subis ma douleur et roule à tous les vents !

En vain, la poésie ou la science austère
M’appelant aux hauteurs ou la Foi s’exila,
Me dit : « Détache un peu tes regards de la terre »
Moi, je fixe sa tombe et je dis : « Elle est là !.. »

Je vais baiser le seuil de la chambre déserte,
Où nul depuis sa mort n’a voulu pénétrer,
Et, serrant de mes mains, ma plaie encore ouverte,
Ainsi qu’un pauvre enfant, je me mets à pleurer…

Mais à quoi bon des pleurs ? il faut lutter et vivre ;
Le cœur toujours rempli d’amertume ou de fiel,
L’homme doit s’avancer vers le but qui délivre ;
Le bonheur est un fruit qu’on ne goûte qu’au ciel.

Si j’écrivais une anthologie française, je glanerais dans les recueils de MM. Louis Goujon, de Châlons, de l’abbé Fayet, de Mlle Bourotte, de M. Monavon, de Grenoble, et de bien d’autres encore. Mais l’espace me manque, et je me contente de remarquer que ce qui fait l’antithèse insoluble, nécessaire, avec la poésie de Paris, c’est le sentiment moral opposé au scepticisme ou à l’indifférence artistique de celle-ci. Écoutez M. Francisque Tronel, qui se permet tout-à-coup d’apostropher Goethe, le disciple de Voltaire, à propos de Werther. Où a-t-il puisé cette audace de se prendre corps à corps avec un géant ? Dans le sentiment moral, plus fort encore que le sentiment de l’art, et le vrai régulateur des sociétés.


Après une lecture de Werther.

Gœthe, quel noir levain soulevait ta pensée,
Quand, sans craindre qu’un jour t’étreignît le remords,
Ton génie enfantait la fatale odyssée
Où Werther s’abandonne aux baisers de la mort.

L’espérance, avant toi, salutaire rosée,
Tombait sur l’âme ardente et calmait son transport,
Mais ta muse en a fait une affreuse risée,
Et grâce à toi, l’on pose en victime du sort.

La Germanie a vu, sous ses antiques dômes,
Des blasés de vingt ans, cadavéreux fantômes,
Du foyer paternel ensanglanter le seuil.

Ah ! si ton livre est lu dans soixante idiomes,
Si la gloire a pour toi consumé ses arômes,
Que de mères en pleurs te reprochent leur deuil !

Pour choisir dans une autre gamme, comme dit M. Théophile Gautier lui-même, dont le rapport n’est peut-être qu’un amalgame, je transcrirai encore ici l’excellente poésie de M. Petit-Senn, poëte suisse, qui a attrapé à la fois la rondeur de Marot, et la finesse et le coloris de La Fontaine dans les Trois verres de vin, amusante composition où rien ne manque, ni le dessin précis des figures, ni la passion insensée qui trouble l’esprit, ni la moralité finale adressée narquoisement à la jeunesse.


Les trois verres de vin.

Dans un joyeux festin dont j’ai triste mémoire,
À côté d’Isabeau le sort m’avait placé ;
Yeux louches, nez camus, bouche immense, et peau noire,
Voilà dans un seul vers son visage tracé !

Son humeur répondait à la triste figure
Que bons plats et bons vins pouvaient seuls dérider ;
À table, elle savait remplir outre mesure,
Son assiette, son verre, et surtout les vider.

Par malheur, entre nous était une bouteille
D’un vin vieux, le meilleur qu’ait produit le raisin,
Qui, d’un monstre hideux ferait une telle merveille,
Pour qui le sablerait auprès d’un tel voisin.

Le premier verre bu, jugez de ma surprise,
Les deux yeux d’Isabeau me parurent d’accord,
Son nez se redressa, sa peau devint moins bise,
Et sa bouche sourit moins grande que d’abord.

Je lampe un second verre, et je la vois parée
Des grâces qui sortaient de la dive liqueur,
Puis un troisième hélas ! et mon âme égarée
Sollicita sa main en lui livrant mon cœur.

Elle devint ma femme : Oh ! depuis cette époque,
J’ai pris Bacchus en haine, et la vigne en horreur,
Je ne bois plus de vin, son odeur me suffoque,
Et l’aspect d’un flacon me remplit de terreur !

La vérité n’est pas dans le jus de la treille,
Et si les Grecs, jadis, la cherchaient dans un puits
Morbleu ! je le sais trop, au fond d’une bouteille,
Elle est encore moins, comme j’ai vu depuis.

Pour choisir une femme, il faut un œil sévère,
Il faut à la raison allumer son flambeau,
Car si, pour sa lunette on veut prendre son verre,
On risque ainsi que moi d’épouser Isabeau.


Parmi les poëtes que nous venons de nommer, il en est plusieurs qui n’ont pas attendu les suffrages de la presse parisienne pour percer jusqu’ici ; d’autres ont été moins heureux, et c’est de l’un de ceux-là que, comme je l’ai dit, je veux m’occuper.

Mme Burguerie appartient à cette classe de poëtes méconnus, pour lesquels il est temps que justice se fasse. Douée d’une timidité extrême, elle imprima à peine de son vivant une dizaine de morceaux, mais elle composait avec une grande activité, et initiait ses amis aux diverses productions de sa plume. Je ne m’étendrai pas sur sa vie privée, qui n’offre aucun incident remarquable, et qui, par conséquent, n’eut pas d’influence sur sa poésie.

Mme Colback-Burguerie naquit à Rennes, en 1797. Par son père, elle descendait d’une famille noble, par sa mère, elle était parente de Ginguené et elle regardait cette descendance comme un engagement contracté envers la vie littéraire. Son éducation fut très-libérale, et mélangée de sentiments de nature et de sentiments de civilisation. Pendant que Mme Burguerie apprenait l’italien, l’espagnol, la musique, elle contractait des goûts archéologiques bien rares chez une femme, en se promenant dans la vieille ville de Rennes, où l’hôtel de la corne de Cerf, était alors dans toute sa splendeur. Rennes ne formait qu’un fouillis inextricable de vieilles rues tortueuses, de clochers édentés, de tavernes enfumées où la jeunesse bretonne s’exerçait à l’éloquence, en offrant au dieu Bacchus des libations qui n’avaient rien de mesquin. C’est ainsi que Mme Burguerie prit un goût très-vif pour les cités d’autrefois, et nous l’avons connue à Paris, admirant Notre-Dame, Saint-Germain-l’Auxerrois et les tourelles du pays latin.

Par les soins de son père, elle recevait une éducation littéraire très complète. Tous les soirs, après le dîner, on la faisait descendre dans la bibliothèque, et là, son père lui ouvrait l’esprit par des conversations ingénieuses, qui, dépourvues de tout pédantisme, n’en portaient que plus de fruit. Voici quelques vers composés à quatorze ans par Mme Burguerie. Ils montreront qu’elle avait déjà le sentiment du rhythme et qu’elle était destinée à écrire :

Arbres majestueux, dont le superbe ombrage
Au gré du doux zéphir, s’inclinait mollement,
Vous, de ce beau vallon, de ce beau paysage
 Le plus bel ornement !