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L’IMPOSTURE

il s’arrêta, se contraignit à rester un long temps immobile, les bras croisés sur le parapet, de l’air tranquille d’un passant qui regarde couler l’eau boueuse un soir d’été. Et pour tenter d’avoir raison de ce monstrueux rêve en l’amenant de force d’une zone obscure à une zone claire de la conscience, il essaya de l’exprimer en paroles intelligibles, il se mit à s’interroger et à répondre tour à tour, à voix basse, ainsi qu’il eût discuté avec un ami :

« C’est bien simple : j’abandonne décidément mon livre, je renonce à cette histoire, et pour commencer je brûle mes notes ce soir. — À quoi bon ? Tu es bête ! — Évidemment les sujets ne manquent pas, qui me sollicitaient encore il y a un mois. Je n’aurai que l’embarras de choisir. — Et pourquoi suis-je bête ? Pourquoi n’aurais-je plus de cœur à l’ouvrage ? — Je ne crois plus, — soit, — il est vrai. Je ne crois plus… Je ne crois plus à rien. Je ne crois plus à rien. Je ne crois plus à rien. Je ne… »

Il se surprit répétant machinalement la phrase stupide (combien de fois ?) et à dix pas de lui un vieil homme, la tête penchée sur l’épaule, le regardait avec tristesse, et s’éloigna aussitôt, en rougissant.

Il cacha son visage dans ses mains, s’efforça de reprendre la discussion au point où il l’avait laissée, se faisant mille reproches à voix basse, puis s’encourageant par des exclamations puériles, des : voyons ! voyons ! retrouvant au fond de sa mémoire les ruses du bon écolier qui cherche à fixer son attention sur un texte difficile. Ah ! que ne se vît-il alors tel quel, dans la profondeur de sa chute ! Voyons ! voyons ! Serrons la question de près ! Ne restons pas en l’air. N’ai-je