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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

♦♦♦ Mlle Louise est restée ce matin, tout le temps de la Sainte Messe, le visage enfoui dans ses mains. Au dernier évangile, j’ai bien remarqué qu’elle avait pleuré. Il est dur d’être seul, plus dur encore de partager sa solitude avec des indifférents ou des ingrats.

Depuis que j’ai eu la fâcheuse idée de recommander au régisseur de M. le comte un ancien camarade du petit séminaire qui voyage pour une grosse maison d’engrais chimiques, l’instituteur ne me salue plus. Il paraît qu’il est lui-même représentant d’une autre grosse maison de Béthune.

♦♦♦ C’est samedi prochain que je vais déjeuner au château. Puisque la principale, ou peut-être la seule utilité de ce journal sera de m’entretenir dans les habitudes d’entière franchise envers moi-même, je dois avouer que je n’en suis pas fâché, flatté plutôt… Sentiment dont je ne rougis pas. Les châtelains n’avaient pas, comme on dit, bonne presse au grand séminaire, et il est certain qu’un jeune prêtre doit garder son indépendance vis-à-vis des gens du monde. Mais sur ce point comme sur tant d’autres, je reste le fils de très pauvres gens qui n’ont jamais connu l’espèce de jalousie, de rancune, du propriétaire paysan aux prises avec un sol ingrat qui use sa vie, envers l’oisif qui ne tire de ce même sol que des rentes. Voilà longtemps que nous n’avons plus affaire aux seigneurs, nous autres ! Nous appartenons