Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/346

Cette page a été validée par deux contributeurs.
336
JOURNAL

que d’arracher peu à peu la vérité à ces augures qui se fichent d’ailleurs royalement de ce qu’ils racontent. Au régime de la douche écossaise on perd le respect de soi-même et les plus courageux finissent par rejoindre les autres, et s’en aller vers leur destin, pêle-mêle avec le troupeau. Rendez-vous de demain en huit, je vous accompagnerai à l’hôpital. D’ici là célébrez votre messe, confessez vos dévotes, ne changez rien à vos habitudes. Je connais très bien votre paroisse. J’ai même un ami à Mézargues. »

Il m’a offert la main. J’étais toujours dans le même état de distraction, d’absence. Quoi que je fasse, je sais bien que je n’arriverai jamais à comprendre par quel affreux prodige j’ai pu en pareille conjoncture oublier jusqu’au nom de Dieu. J’étais seul, inexprimablement seul, en face de ma mort, et cette mort n’était que la privation de l’être — rien de plus. Le monde visible semblait s’écouler de moi avec une vitesse effrayante et dans un désordre d’images, non pas funèbres, mais au contraire toutes lumineuses, éblouissantes. Est-ce possible ? L’ai-je donc tant aimé ? me disais-je. Ces matins, ces soirs, ces routes. Ces routes changeantes, mystérieuses, ces routes pleines du pas des hommes. Ai-je donc tant aimé les routes, nos routes, les routes du monde ? Quel enfant pauvre, élevé dans leur poussière, ne leur a confié ses rêves ? Elles les portent lentement, majestueusement, vers on ne sait quelles mers inconnues, ô grands fleuves de lumières et d’ombres qui