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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

public. J’ai fait jadis ma thèse là-dessus, figurez-vous. Ainsi, pas moyen de me tromper, je n’ai même pas eu besoin d’attendre, l’examen de laboratoire. Je m’accorde encore trois mois, six mois au plus. Vous voyez que je ne tourne pas le dos au but. Je le regarde en face. Quand le prurit est trop fort, je me gratte, mais que voulez-vous, la clientèle a ses exigences, un médecin doit être optimiste. Les jours de consultation, je me drogue un peu. Mentir aux malades est une nécessité de notre état. » — « Vous ne leur mentez peut-être que trop… » — « Vous croyez ? » m’a-t-il dit. Et sa voix avait la même douceur. — « Votre rôle est moins difficile que le mien ; vous n’avez affaire qu’à des moribonds, je suppose. La plupart des agonies sont euphoriques. Autre chose est de jeter bas d’un seul coup, d’une seule parole, tout l’espoir d’un homme. Cela m’est arrivé une fois ou deux. Oh ! je sais ce que vous pourriez me répondre, vos théologiens ont fait de l’espérance une vertu, votre espérance a les mains jointes. Passe pour l’espérance, personne n’a jamais vu cette divinité-là de très près. Mais l’espoir est une bête, je vous dis, une bête dans l’homme, une puissante bête, et féroce. Mieux vaut la laisser s’éteindre tout doucement. Ou alors, ne la ratez pas ! Si vous la ratez, elle griffe, elle mord. Et les malades ont tant de malice ! On a beau les connaître, on se laisse prendre un jour ou l’autre. Tenez : un vieux colonel, un dur-à-cuire de la coloniale, qui m’avait demandé