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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

l’esprit des bonshommes (il prononçait bonommes) c’est une manière de couper les ponts derrière eux, ils en ont l’habitude. Je trouve ça idiot, mais pas sale. Hors la loi en ce monde, ils se mettent eux-mêmes hors la loi dans l’autre. Si le bon Dieu ne sauve pas les soldats, tous les soldats, parce que soldats, inutile d’insister. Un blasphème de plus pour faire bonne mesure, courir la même chance que les camarades, éviter l’acquittement à la minorité de faveur, quoi — et puis couac !… C’est toujours la même devise en somme : Tout ou rien, vous ne trouvez pas ? Parions que vous-même… » — « Moi ! » — « Oh ! bien sûr, il y a une nuance. Cependant, si vous vouliez seulement vous regarder… » — « Me regarder ! » Il n’a pu s’empêcher de rire. Nous avons ri ensemble comme nous avions ri un moment plus tôt, là-bas, sur la route, dans le soleil. — « Je veux dire que si votre visage n’exprimait pas… » Il s’est arrêté. Mais ses yeux pâles ne me déconcertaient plus, j’y lisais très bien sa pensée. — « L’habitude de la prière, je suppose, a-t-il repris. Dame ! ce langage ne m’est pas trop familier… » — « La prière ! L’habitude de la prière ! hélas, si vous saviez… je prie très mal. » — Il a trouvé une réponse étrange, qui m’a fait beaucoup réfléchir depuis. « L’habitude de la prière, cela signifie plutôt pour moi la préoccupation perpétuelle de la prière, une lutte, un effort. C’est la crainte incessante de la peur, la peur de la peur, qui modèle le visage de