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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

quoi que je fasse. — « Oui, dit-elle, entre Chantal et moi, vous n’hésitez pas. C’est moi qui ne suis pas de force. Elle m’a brisée. » Ce mot m’a rappelé une phrase de mon dernier entretien avec Mme la comtesse. « Dieu vous brisera ! » m’étais-je écrié. Un pareil souvenir, en cet instant, m’a fait mal. « Il n’y a rien à briser en vous ! » ai-je dit. J’ai regretté cette parole, je ne la regrette plus, elle est sortie de mon cœur. « C’est vous qui êtes sa dupe ! » a répliqué Mademoiselle, avec une triste grimace. Elle n’élevait pas la voix, elle parlait seulement plus vite, très vite, je ne puis d’ailleurs tout rapporter, cela coulait intarissablement de ses lèvres gercées. « Elle vous hait. Elle vous hait depuis le premier jour. Elle a une espèce de clairvoyance diabolique. Et quelle ruse ! Rien ne lui échappe. Dès qu’elle met le nez dehors les enfants lui courent après, elle les bourre de sucre, ils l’adorent. Elle leur parle de vous, ils lui racontent je ne sais quelles histoires de catéchisme, elle imite votre démarche, votre voix. Vous l’obsédez, c’est clair. Et quiconque l’obsède, elle en fait son souffre-douleur, elle le poursuit jusqu’à la mort, elle est d’ailleurs sans pitié. Avant-hier encore… » J’ai senti comme un coup dans la poitrine. — « Taisez-vous ! » ai-je dit. — « Il faut pourtant que vous sachiez ce qu’elle est. » — « Je le sais, m’écriai-je, vous ne pouvez pas la comprendre. » Elle a tendu vers moi son pauvre visage humilié. Sur sa joue livide, presque grise, le vent