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JOURNAL

reprit M. le curé de Torcy, je ne t’en veux pas. Et ne va pas croire que je te prenne pour un ivrogne. Notre ami Delbende avait mis le doigt sur la plaie du premier coup. Nous autres, dans nos campagnes, nous sommes tous, plus ou moins, fils d’alcooliques. Tes parents n’ont pas bu plus que les autres, moins peut-être, seulement ils mangeaient mal, ou ils ne mangeaient pas du tout. Ajoute que faute de mieux, ils s’imprégnaient de mixtures dans le genre de celle-ci, des remèdes à tuer un cheval. Que veux-tu ? Tôt ou tard, tu l’aurais sentie, cette soif, une soif qui n’est pas tienne, après tout, et ça dure, va, ça peut durer des siècles, une soif de pauvres gens, c’est un héritage solide ! Cinq générations de millionnaires n’arrivent pas toujours à l’étancher, elle est dans les os, dans la moelle. Inutile de me répondre que tu ne t’es rendu compte de rien, j’en suis sûr. Et quand tu ne boirais par jour que la ration d’une demoiselle, n’importe, tu es né saturé, mon pauvre bonhomme. Tu glissais tout doucement à demander au vin et à quel vin ! les forces et le courage que tu trouverais dans un bon rôti, un vrai. Humainement parlant, le pis qui puisse nous arriver, c’est de mourir, et tu étais en train de te tuer. Ça ne serait pas une consolation de se dire que tu t’es mis en terre avec une dose qui ne suffirait seulement pas à garder en joie et santé un vigneron d’Anjou ? Et remarque que tu n’offensais pas le bon Dieu. Mais te voilà prévenu, mon petit. Tu l’offenserais maintenant. »