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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

comme pour nous persuader qu’il s’agit de certains mouvements de l’âme, est cette âme même, que depuis la chute, la condition de l’homme est telle qu’il ne saurait plus rien percevoir en lui et hors de lui que sous la forme de l’angoisse. Le plus indifférent au surnaturel garde jusque dans le plaisir la conscience obscure de l’effrayant miracle qu’est l’épanouissement d’une seule joie chez un être capable de concevoir son propre anéantissement et forcé de justifier à grand’peine par ses raisonnements toujours précaires, la furieuse révolte de sa chair contre cette hypothèse absurde, hideuse. N’était la vigilante pitié de Dieu, il me semble qu’à la première conscience qu’il aurait de lui-même, l’homme retomberait en poussière.

Je viens de fermer ma fenêtre, j’ai allumé un peu de feu. En raison de l’extrême éloignement d’une de mes annexes, je suis dispensé du jeûne sacramentel le jour où je dois y célébrer la Sainte Messe. Jusqu’ici je n’ai pas usé de cette tolérance. Je vais me faire chauffer un bol de vin sucré.

En relisant la lettre de Mme la comtesse, je croyais la voir elle-même, l’entendre… « Je ne désire rien. » Sa longue épreuve était achevée, accomplie. La mienne commence. Peut-être est-ce la même ? Peut-être Dieu a-t-il voulu mettre sur mes épaules le fardeau dont il venait de délivrer sa créature épuisée. Dans le moment que je l’ai bénie, d’où me venait cette joie mêlée de crainte, cette menaçante douceur ? La femme que je venais