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JOURNAL

À présent que ces lignes sont écrites, je regarde avec stupeur ma fenêtre ouverte sur la nuit, le désordre de ma table, les mille petits signes visibles à mes yeux seuls où s’inscrit comme en un mystérieux langage la grande angoisse de ces dernières heures. Suis-je plus lucide ? Ou la force du pressentiment qui me permettait de réunir en un seul faisceau des événements par eux-mêmes sans importance s’est-elle émoussée par la fatigue, l’insomnie, le dégoût ? Je l’ignore. Tout cela me semble absurde. Pourquoi n’ai-je pas exigé de M. le comte une explication que le chanoine de la Motte-Beuvron jugeait lui-même nécessaire ? D’abord parce que je soupçonne quelque affreux artifice de Mlle Chantal et que je redoute de le connaître. Et puis, aussi longtemps que la morte sera sous son toit, jusqu’à demain, qu’on se taise ! Plus tard peut-être… Mais il n’y aura pas de plus tard. Ma situation est devenue si difficile dans la paroisse que l’intervention de M. le comte auprès de Son Excellence aura certainement plein succès.

N’importe ! J’ai beau relire ces pages auxquelles mon jugement ne trouve rien à reprendre, elles me paraissent vaines. C’est qu’aucun raisonnement au monde ne saurait provoquer la véritable tristesse — celle de l’âme — ou la vaincre, lorsqu’elle est entrée en nous, Dieu sait par quelle brèche de l’être… Que dire ? Elle n’est pas entrée, elle était en nous. Je crois de plus en plus que ce que nous appelons tristesse, angoisse, désespoir,