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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

existait quelque part, en ce monde ou dans l’autre, un lieu où Dieu ne soit pas — dussé-je y souffrir mille morts, à chaque seconde, éternellement — j’y emporterais mon… (elle n’osa pas prononcer le nom du petit mort) et je dirais à Dieu : Satisfais-toi ! écrase-nous ! Cela vous paraît sans doute horrible ? » — « Non, madame. » — « Comment, non ? » — « Parce que moi aussi, madame… il m’arrive parfois… » Je n’ai pu achever. L’image du docteur Delbende était devant moi, — sur le mien son vieux regard usé, inflexible, un regard où je craignais de lire. Et j’entendais aussi, je croyais entendre, à cette minute même, le gémissement arraché à tant de poitrines d’hommes, les soupirs, les sanglots, les râles — notre misérable humanité sous le pressoir, cet effrayant murmure… — « Allons donc ! m’a-t-elle dit lentement. Est-ce qu’on peut ?… Les enfants mêmes, les bons petits enfants au cœur fidèle… En avez-vous vu mourir seulement ? » — « Non, madame. » — « Il a croisé sagement ses petites mains, il a pris un air grave et… et… j’avais essayé de le faire boire, un moment auparavant, et il y avait encore, sur sa bouche gercée, une goutte de lait… » Elle s’est mise à trembler comme une feuille. Il me semblait que j’étais seul, seul debout, entre Dieu et cette créature torturée. C’était comme de grands coups qui sonnaient dans ma poitrine. Notre-Seigneur a permis néanmoins que je fisse face. « Madame, lui dis-je, si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes (pour moi, c’est la même chose) il pour-