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JOURNAL

ment osez-vous ainsi traiter Dieu ? Vous lui fermez votre cœur, et vous… » — « Je vivais en paix, du moins. J’y serais morte. » — « Cela n’est plus possible. » Elle s’est redressée comme une vipère. — « Dieu m’était devenu indifférent. Lorsque vous m’aurez forcée à convenir que je le hais, en serez-vous plus avancé, imbécile ? » — « Vous ne le haïssez plus, lui dis-je. La haine est indifférence et mépris. Et maintenant, vous voilà enfin face à face. Lui et vous. » Elle regardait toujours le même point de l’espace, sans répondre.

À ce moment, je ne sais quelle terreur m’a pris. Tout ce que je venais de dire, tout ce qu’elle m’avait dit, ce dialogue interminable m’est apparu dénué de sens. Quel homme raisonnable en eût jugé autrement ? Sans doute m’étais-je laissé berner par une jeune fille enragée de jalousie et d’orgueil, j’avais cru lire le suicide dans ses yeux, la volonté du suicide, aussi clairement, aussi distinctement qu’un mot écrit sur le mur. Ce n’était qu’une de ces impulsions irréfléchies dont la violence même est suspecte. Et sans doute la femme qui se tenait devant moi, comme devant un juge, avait réellement vécu bien des années dans cette paix terrible des âmes refusées, qui est la forme la plus atroce, la plus incurable, la moins humaine, du désespoir. Mais une telle misère est justement de celles qu’un prêtre ne devrait aborder qu’en tremblant. J’avais voulu réchauffer d’un coup ce cœur glacé, porter la lumière au dernier recès d’une conscience que la pitié de Dieu voulait peut-être