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JOURNAL

grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard : elle réprime ou flétrit des actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption. » — « Ce sont des folies, de pures folies, des rêves malsains. » (Elle était livide.) « Si on pensait à ces choses on ne pourrait pas vivre. » — « Je le crois, madame. Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre, en effet. »

À lire ces lignes, on pensera sans doute que je ne parlais pas au hasard, que je suivais un plan. Il n’en était rien, je le jure. Je me défendais, voilà tout.

— « Daignerez-vous me dire quelle est cette faute cachée, fit-elle après un long silence, le ver dans le fruit ?… » — « Il faut vous résigner à… à la volonté de Dieu, ouvrir votre cœur. » — Je n’osais pas lui parler plus clairement du petit mort, et le mot de résignation a paru la surprendre. — « Me résigner ? à quoi ?… » Puis elle a compris tout à coup.

Il m’arrive de rencontrer des pécheurs endurcis. La plupart ne se défendent contre Dieu que par une espèce de sentiment aveugle, et il est même poignant de retrouver sur les traits d’un vieillard, plaidant pour son vice, l’expression à la fois niaise et farouche d’un