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JOURNAL

peine ai-je pu articuler distinctement les derniers. J’étais brisé. Qui m’eût vu, le dos appuyé au mur, pétrissant mon chapeau entre les doigts, auprès de cette femme impérieuse, m’eût pris pour un coupable, essayant vainement de se justifier. (Sans doute étais-je cela, en effet.) Elle m’observait avec une attention extraordinaire. — « Il n’y a pas de faute, dit-elle d’une voix rauque, qui puisse légitimer… » Il me semblait l’entendre à travers un de ces épais brouillards qui étouffent les sons. Et en même temps la tristesse s’emparait de moi, une tristesse indéfinissable contre laquelle j’étais totalement impuissant. Peut-être fut-ce la plus grande tentation de ma vie. À ce moment, Dieu m’a aidé : j’ai senti tout à coup une larme sur ma joue. Une seule larme, comme on en voit sur le visage des moribonds, à l’extrême limite de leurs misères. Elle regardait cette larme couler.

— « M’avez-vous entendue ? fit-elle. M’avez-vous comprise ? Je vous disais qu’aucune faute au monde… » J’avouais que non, que je ne l’avais pas entendue. Elle ne me quittait pas des yeux. — « Reposez-vous un moment, vous n’êtes pas en état de faire dix pas, je suis plus forte que vous. Allons ! tout cela ne ressemble guère à ce qu’on nous enseigne. Ce sont des rêveries, des poèmes. Je ne vous prends pas pour un méchant homme. Je suis sûre qu’à la réflexion vous rougirez de ce chantage abominable. Rien ne peut nous séparer, en ce monde ou dans l’autre, de ce que nous avons aimé plus que nous-mêmes, plus que la vie, plus