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JOURNAL

— Le dernier jour, ils sont sortis tous les deux, quand ils sont revenus, le petit était mort, ils ne se quittaient plus. Et comme elle était habile ! Ce mot vous semble étrange, naturellement ? Vous vous figurez qu’une fille attend sa majorité pour être une femme, hein ? Les prêtres sont souvent naïfs. Lorsque le chaton joue avec la pelote de laine, j’ignore s’il pense aux souris, mais il fait exactement ce qu’il faut. Un homme a besoin de tendresse, dit-on, soit. Mais d’une espèce de tendresse, d’une seule, — rien qu’une — de celle qui convient à sa nature, celle pour laquelle il est né. La sincérité, qu’importe ! Est-ce que nous autres, mères, nous ne donnons pas aux garçons le goût du mensonge, des mensonges qui, dès le berceau, apaisent, rassurent, endorment, des mensonges doux et tièdes comme un sein ? Bref, j’ai bien vite compris que cette petite fille était maîtresse chez moi, que je devrais me résigner au rôle sacrifié, n’être que spectatrice, ou servante. Moi qui vivais du souvenir de mon fils, le retrouvais partout — sa chaise, ses robes, un jouet brisé, ô misère ! Que dire ? Une femme comme moi ne s’abaisse pas à certaines rivalités déshonorantes. Et d’ailleurs, ma misère était sans remède. Les pires disgrâces familiales ont toujours quelque chose de risible. Bref, j’ai vécu. J’ai vécu entre ces deux êtres, si exactement faits l’un pour l’autre, bien que parfaitement dissemblables, et dont la sollicitude à mon égard — toujours complice — m’exaspérait. Oui, blâmez-moi si vous voulez, elle me déchirait le cœur, elle