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JOURNAL

♦♦♦ Je reviens très tard d’Aubin où j’ai dû visiter des malades, après dîner. Inutile sûrement d’essayer de dormir.

Comment l’ai-je laissée aller ainsi ? Je ne lui ai même pas demandé ce qu’elle attendait de moi !

La lettre est toujours dans ma poche, mais je viens de regarder la suscription : elle est adressée à M. le comte.

Ma douleur au creux de l’estomac « en broche » ne cesse pas, le dos même est sensible. Nausées perpétuelles. Je suis presque heureux de ne pouvoir réfléchir ; la féroce distraction de la souffrance est plus forte que l’angoisse. Je pense à ces chevaux rétifs que, petit enfant, j’allais voir ferrer chez le maréchal Cardinot. Dès que la cordelette poissée de sang et d’écume s’était liée autour de leurs naseaux, les pauvres bêtes restaient tranquilles, couchant les oreilles et tremblant sur leurs longues jambes. « T’as t’in compte, grand fou ! » disait le maréchal, avec un rire énorme.

J’ai mon compte, moi aussi.

La douleur a cessé tout à coup. Elle était d’ailleurs si régulière, si constante que la fatigue aidant je sommeillais presque. Lorsqu’elle a cédé je me suis levé d’un bond, les tempes battantes, le cerveau terriblement lucide, avec l’impression — la certitude de m’être entendu appeler…

Ma lampe brûlait encore sur la table.

J’ai fait le tour du jardin, vainement. Je