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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

vous pour juger la faute d’autrui ? Qui juge la faute ne fait qu’un avec elle, l’épouse. Et cette femme que vous haïssez, vous vous croyez bien loin d’elle, alors que votre haine et sa faute sont comme deux rejetons d’une même souche. Qu’importent vos querelles ? des gestes, des cris, rien de plus — du vent. La mort, vaille que vaille, vous rendra bientôt à l’immobilité, au silence. Qu’importe, si dès maintenant vous êtes unis dans le mal, pris tous les trois dans le piège du même péché — une même chair pécheresse — compagnons — oui, compagnons ! compagnons pour l’éternité.

Je dois rapporter très inexactement mes propres paroles, car il ne reste rien de précis dans ma mémoire que les mouvements du visage sur lequel je croyais les lire. — « Assez ! » m’a-t-elle dit d’une voix sourde. Les yeux seuls ne demandaient pas grâce. Je n’avais jamais vu, je ne verrai jamais sans doute de visage si dur. Et pourtant je ne sais quel pressentiment m’assurait que c’était là son plus grand et dernier effort contre Dieu, que le péché sortait d’elle. Que parle-t-on de jeunesse, de vieillesse ? Cette face douloureuse était-elle donc la même que j’avais vue quelques semaines plus tôt, presque enfantine ? Je n’aurais su lui donner un âge, et peut-être n’en avait-elle pas, en effet ? L’orgueil n’a pas d’âge. La douleur non plus, après tout.

Elle est partie sans mot dire, brusquement, après un long silence… Qu’ai-je fait !