Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/173

Cette page a été validée par deux contributeurs.
163
D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

monde plus ancien, d’avant le péché, peut-être ? — d’avant le péché des Anges.

J’ai repoussé depuis cette idée comme j’ai pu. Elle est absurde, dangereuse. Elle ne m’a pas paru belle d’abord, et je ne me la formulais d’ailleurs qu’imparfaitement. Le visage de Mlle Chantal était tout près du mien. L’aube montait lentement à travers les vitres crasseuses de la sacristie, une aube d’hiver, d’une effrayante tristesse. Le silence entre nous deux, bien entendu, n’avait duré qu’un instant, la durée d’un Salve Regina (et, en effet, les paroles du Salve Regina, si belles, si pures, m’étaient venues réellement sur les lèvres, à mon insu).

Elle a dû s’apercevoir que je priais. Elle a frappé du pied, avec colère. Je lui ai pris la main, une main trop petite, trop souple qui s’est à peine raidie dans la mienne. Je devais serrer plus fort que je ne pensais, sans doute. Je lui ai dit : « Agenouillez-vous d’abord ! » Elle a un peu plié les genoux, devant la Sainte Table. Elle y appuyait les mains et me regardait, d’un air d’insolence et de désespoir inimaginables. — « Dites : Mon Dieu, je ne me sens capable en ce moment que de vous offenser, mais ce n’est pas moi qui vous offense, c’est ce démon que j’ai dans le cœur. » Elle a pourtant répété mot par mot, d’une voix d’enfant qui récite. C’est presque une petite fille, après tout ! Sa longue fourrure avait glissé tout à fait à terre, et je marchais dessus. Elle s’est relevée brusquement, elle m’a échappé plutôt, et le visage tourné vers