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JOURNAL

« en train » comme on dit, très animé. À ma grande surprise — car M. le comte passe généralement au château l’après-midi du jeudi — je n’ai rencontré que Mme la comtesse. Comment expliquer qu’arrivé si dispos, je me sois trouvé tout à coup incapable de tenir une conversation, ou même de répondre correctement aux questions posées ? Il est vrai que j’avais marché très vite. Mme la comtesse, avec sa politesse parfaite, a feint d’abord de ne rien voir, mais il lui a bien fallu, à la fin, s’inquiéter de ma santé. Je me suis fait, depuis des semaines, une obligation d’esquiver ces sortes de questions, et même je me crois autorisé à mentir. J’y réussis d’ailleurs assez bien, et je m’aperçois que les gens ne demandent qu’à me croire, dès que je déclare que tout va bien. Il est certain que ma maigreur est exceptionnelle (les gamins m’ont donné le sobriquet de « Triste à vir » ce qui signifie en patois « triste à voir » ) et pourtant l’affirmation que « ça tient de famille » ramène instantanément la sérénité sur les visages. Je suis loin de le déplorer. Avouer mes ennuis, ce serait risquer de me faire évacuer, comme parle le curé de Torcy. Et puis, faute de mieux — car je n’ai guère le temps de prier — il me semble que je ne dois partager qu’avec Notre-Seigneur, le plus longtemps possible du moins, ces petites misères.

J’ai donc répondu à Mme la comtesse qu’ayant déjeuné très tard, je souffrais un peu de l’estomac. Le pis est que j’ai dû