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JOURNAL

dant leur tour d’exploiter, ils me carottent. Seulement…

Il s’est gratté la tête en m’observant de biais, sans en avoir l’air. Et j’ai bien remarqué qu’il a rougi. Cette rougeur, sur ce vieux visage, était belle.

— Seulement autre chose est souffrir l’injustice, autre chose la subir. Ils la subissent. Elle les dégrade. Je ne peux pas voir ça. C’est un sentiment dont on n’est pas maître, hein ? Quand je me trouve au chevet d’un pauvre diable qui ne veut pas mourir tranquille — le fait est rare, mais on l’observe de temps en temps — ma sacrée nature reprend le dessus, j’ai envie de lui dire : « Ôte-toi de là, imbécile ! je vais te montrer comment on fait ça proprement. » L’orgueil, quoi, toujours l’orgueil ! En un sens, mon petit, je ne suis pas l’ami des pauvres, je ne tiens pas au rôle de terre-neuve. Je préférerais qu’ils se débrouillent sans moi, qu’ils se débrouillent avec les Puissants. Mais quoi ! ils gâchent le métier, ils me font honte. Notez bien que c’est un malheur de se sentir solidaire d’un tas de Jean-foutre qui, médicalement parlant, seraient plutôt des déchets. Question de race, probable ? Je suis Celte, Celte de la tête aux pieds, notre race est sacrificielle. La rage des causes perdues, quoi ! Je pense, d’ailleurs, que l’humanité se partage en deux espèces distinctes, selon l’idée qu’on se forme de la justice. Pour les uns, elle est un équilibre, un compromis. Pour les autres…

— Pour les autres, lui ai-je dit, la justice