Page:Berkeley - Les Principes de la connaissance humaine, trad. Renouvier.djvu/66

Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
BERKELEY

vue, sont de pures sensations dont l’existence ne se prolonge pas au delà de la perception ? De plus, il peut bien paraître incroyable à quelqu’un que les choses soient en état de création à tout moment ; cependant c’est une doctrine communément enseignée dans les écoles. Les philosophes de l’École, tout en admettant l’existence de la Matière, dont suivant eux toute la fabrique du monde est formée, ne laissent pas d’être d’opinion qu’elle ne peut subsister en dehors de l’acte de Dieu qui la conserve ; et ils présentent cette conservation comme une création continuelle.

47. Au reste, il suffit d’y penser un peu, pour s’apercevoir que, même alors que nous concéderions l’existence de la Matière, ou substance corporelle, il ne s’ensuit pas moins des principes généralement admis maintenant que les corps particuliers, de quelque espèce qu’ils soient, n’existent pas, que pas un d’entre eux n’existe, pendant qu’ils ne sont point perçus. Il résulte, en effet, des §§ 11 et suivants que la Matière dont les philosophes sont partisans est un quelque chose d’incompréhensible qui ne possède aucune des qualités par lesquelles se distinguent les uns des autres les corps qui tombent sous nos sens. Et pour rendre ceci plus évident, il faut remarquer que l’infinie divisibilité de la Matière est universellement accordée aujourd’hui, ou l’est du moins par les philosophes les plus suivis et les plus considérables, qui, se fondant sur les principes reçus, la démontrent irréfragablement. Il suit de là qu’il y a dans chaque petite particule de Matière un nombre infini de parties qui ne sont pas perçues par les sens. Si donc un corps paraît être d’une grandeur finie, ou n’exhibe pour les sens qu’un nombre fini de parties, la raison n’en est point qu’il n’en a pas davantage, puisqu’il en renferme au contraire un nombre infini ; mais c’est que les sens ne sont pas assez perçants pour les discerner. En proportion de ce qu’on ajoute à l’acuité des sens, ils perçoivent dans l’objet un plus grand nombre de parties, c’est-à-dire que l’objet paraît plus grand, que sa figure varie, que les parties situées à ses extrémités, et auparavant inaperçues, apparaissent maintenant et le circonscrivent par des lignes et des angles très différents de ceux que percevait un sens plus obtus. Et à la fin, après divers changements de volume et de forme, si le sens devient infiniment perçant, le corps