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série de tableaux pittoresques, mais discontinus : de notre perception actuelle nous ne saurions déduire les percep­tions ultérieures, parce qu’il n’y a rien, dans un ensemble de qualités sensibles, qui laisse prévoir les qualités nouvelles en lesquelles elles se transformeront. Au contraire la matière, telle que le réalisme la pose d’ordinaire, évolue de façon qu’on puisse passer d’un moment au moment suivant par voie de déduction mathématique. Il est vrai qu’entre cette matière et cette perception le réalisme scientifique ne saurait trouver un point de contact, parce qu’il développe cette matière en changements homogènes dans l’espace, tandis qu’il resserre cette perception en sensations inextensives dans une conscience. Mais si notre hypothèse est fondée, on voit aisément comment perception et matière se distinguent et comment elles coïncident. L’hétérogénéité qualitative de nos perceptions successives de l’univers tient à ce que chacune de ces perceptions s’étend elle-même sur une certaine épaisseur de durée, à ce que la mémoire y condense une multiplicité énorme d’ébranlements qui nous apparaissent tous ensemble, quoique successifs. Il suffirait de diviser idéalement cette épaisseur indivisée de temps, d’y distinguer la multiplicité voulue de moments, d’élimi­ner toute mémoire, en un mot, pour passer de la perception à la matière, du sujet à l’objet. Alors la matière, devenue de plus en plus homogène à mesure que nos sensations extensives se répartiraient sur un plus grand nombre de moments, tendrait indéfiniment vers ce système d’ébranlements homogènes dont parle le réalisme sans pourtant, il est vrai, coïncider jamais entièrement avec eux. Point ne serait besoin de poser d’un côté l’espace avec des mouve­ments inaperçus, de l’autre la conscience