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une courbe, de sorte qu’on passe insensiblement d’une voie sur l’autre.

Mais y a-t-il là autre chose qu’une image ? Et la distinction ne reste-t-elle pas tranchée, l’opposition irréductible, entre la matière proprement dite et le plus humble degré de liberté ou de mémoire ? Oui sans doute, la distinction subsiste, mais l’union devient possible, puisqu’elle serait donnée, sous la forme radicale de la coïncidence partielle, dans la perception pure. Les difficultés du dualisme vulgaire ne viennent pas de ce que les deux termes se distinguent, mais de ce qu’on ne voit pas comment l’un des deux se greffe sur l’autre. Or, nous l’avons montré, la perception pure, qui serait le plus bas degré de l’esprit, — l’esprit sans la mémoire, — ferait véritablement partie de la matière telle que nous l’entendons. Allons plus loin : la mémoire n’intervient pas comme une fonction dont la matière n’aurait aucun pressentiment et qu’elle n’imiterait pas déjà à sa manière. Si la matière ne se souvient pas du passé, c’est parce qu’elle répète le passé sans cesse, parce que, soumise à la nécessité, elle déroule une série de moments dont chacun équivaut au précédent et peut s’en déduire : ainsi, son passé est véritablement donné dans son présent. Mais un être qui évolue plus ou moins librement crée à chaque moment quelque chose de nouveau : c’est donc en vain qu’on chercherait à lire son passé dans son présent si le passé ne se déposait pas en lui à l’état de souvenir. Ainsi, pour reprendre une métaphore qui a déjà paru plusieurs fois dans ce livre, il faut, pour des raisons semblables, que le passé soit joué par la matière, imaginé par l’esprit.