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ration, d’une partie de leur contenu ; après avoir fait converger tous les sens vers le toucher, on ne conserve plus, du toucher lui-même, que le schème abstrait de la perception tactile pour construire avec lui le monde extérieur. Faut-il s’étonner qu’entre cette abstraction, d’une part, les sensations de l’autre, on ne trouve plus de communication possible ? Mais la vérité est que l’espace n’est pas plus en dehors de nous qu’en nous, et qu’il n’appartient pas à un groupe privilégié de sensations. Toutes les sensations participent de l’étendue ; toutes poussent dans l’étendue des racines plus ou moins pro­fondes ; et les difficultés du réalisme vulgaire viennent de ce que, la parenté des sensations entre elles ayant été extraite et posée à part sous forme d’espace indéfini et vide, nous ne voyons plus ni comment ces sensations participent de l’étendue ni comment elles se correspondent entre elles.

L’idée que toutes nos sensations sont extensives à quelque degré pénètre de plus en plus la psychologie contemporaine. On soutient, non sans quelque apparence de raison, qu’il n’y a pas de sensation sans « extensité[1] » ou sans « un sentiment de volume[2] » . L’idéalisme anglais prétendait réserver à la perception tactile le monopole de l’étendue, les autres sens ne s’exerçant dans l’espace que dans la mesure où ils nous rappellent les données du toucher. Une psychologie plus attentive nous révèle, au contraire, et révélera sans doute de mieux en

  1. WARD, article Psychology de l’Encyclop. Britannica.
  2. W. JAMES, Principles of Psychology, t. II, p. 134 et suiv. — Remarquons en passant qu’on pourrait, à la rigueur, attribuer cette opinion à Kant, puisque l’Esthétique transcendantale ne fait pas de différence entre les données des divers sens en ce qui concerne leur extension dans l’espace. Mais il ne faut pas oublier que le point de vue de la Critique est tout autre que celui de la psychologie, et qu’il suffit à son objet que toutes nos sensations finissent par être localisées dans l’espace quand la perception a atteint sa forme définitive.