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des corps extérieurs proprement dits. Comment distinguer ici un mouvement apparent d’un mouvement réel ? De quel objet, extérieurement aperçu, peut-on dire qu’il se meut, de quel autre qu’il reste immobile ? Poser une pareille question, c’est admettre que la discontinuité établie par le sens commun entre des objets indépendants les uns des autres, ayant chacun leur individualité, comparables à des espèces de personnes, est une distinction fondée. Dans l’hypothèse contraire, en effet, il ne s’agirait plus de savoir comment se produisent, dans telles parties déterminées de la matière, des changements de position, mais comment s’accomplit, dans le tout, un changement d’aspect, changement dont il nous resterait d’ailleurs à déterminer la nature. Formulons donc tout de suite notre troisième proposition :

III. — Toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle.

Un corps, c’est-à-dire un objet matériel indépendant, se présente d’abord à nous comme un système de qualités, où la résistance et la couleur, — données de la vue et du toucher, — occupent le centre et tiennent suspendues, en quelque sorte, toutes les autres. D’autre part, les données de la vue et du toucher sont celles qui s’étendent le plus manifestement dans l’espace, et le caractère essentiel de l’espace est la continuité. Il y a des intervalles de silence entre les sons, car l’ouïe n’est pas toujours occupée ; entre les odeurs, entre les saveurs on trouve des vides, comme si l’odorat et le goût ne fonctionnaient qu’acciden­tellement : au contraire, dès que nous ouvrons les yeux, notre champ visuel tout entier se colore, et puisque les solides sont nécessairement contigus les