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point avec lequel je le fais pour un moment coïncider ; il me semble alors, quand je reconstitue le mouvement total, que le mobile a stationné un temps infiniment court à tous les points de sa trajectoire. Mais il ne faudrait pas con­fondre les données des sens, qui perçoivent le mouvement, avec les artifices de l’esprit qui le recompose. Les sens, laissés à eux-mêmes, nous présentent le mouvement réel, entre deux arrêts réels, comme un tout solide et indivisé. La division est l’œuvre de l’imagination, qui a justement pour fonction de fixer les images mouvantes de notre expérience ordinaire, comme l’éclair instantané qui illumine pendant la nuit une scène d’orage.

Nous saisissons ici, dans son principe même, l’illusion qui accompagne et recouvre la perception du mouvement réel. Le mouvement consiste visible­ment à passer d’un point à un autre, et par suite à traverser de l’espace. Or l’espace traversé est divisible à l’infini, et comme le mouvement s’applique, pour ainsi dire, le long de la ligne qu’il parcourt, il paraît solidaire de cette ligne et divisible comme elle. Ne l’a-t-il pas dessinée lui-même ? N’en a-t-il pas traversé, tour à tour, les points successifs et juxtaposés ? Oui sans doute, mais ces points n’ont de réalité que dans une ligne tracée, c’est-à-dire immo­bile ; et par cela seul que vous vous représentez le mouvement, tour à tour, en ces différents points, vous l’y arrêtez nécessairement ; vos positions successi­ves ne sont, au fond, que des arrêts imaginaires. Vous substituez la trajectoire au trajet, et parce que le trajet est sous-tendu par la trajectoire, vous croyez qu’il coïncide avec elle. Mais comment un progrès coïnciderait-il avec une chose, un mouvement avec une immobilité ?

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