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sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée. Et celui, au contraire, qui répudierait cette mémoire avec tout ce qu’elle engendre jouerait sans cesse son existence au lieu de se la représenter véritablement : automate conscient, il suivrait la pente des habi­tudes utiles qui prolongent l’excitation en réaction appropriée. Le premier ne sortirait jamais du particulier, et même de l’individuel. Laissant à chaque image sa date dans le temps et sa place dans l’espace, il verrait par où elle diffère des autres et non par où elle leur ressemble. L’autre, toujours porté par l’habitude, ne démêlerait au contraire dans une situation que le côté par où elle ressemble pratiquement à des situations antérieures. Incapable sans doute de penser l’universel, puisque l’idée générale suppose la représentation au moins virtuelle d’une multitude d’images remémorées, c’est néanmoins dans l’universel qu’il évoluerait, l’habitude étant à l’action ce que la généralité est à la pensée. Mais ces deux états extrêmes, l’un d’une mémoire toute contem­plative qui n’appréhende que le singulier dans sa vision, l’autre d’une mémoire toute motrice qui imprime la marque de la généralité à son action, ne s’isolent et ne se manifestent pleinement que dans des cas exceptionnels. Dans la vie normale, ils se pénètrent intimement, abandonnant ainsi, l’un et l’autre, quel­que chose de leur pureté originelle. Le premier se traduit par le souvenir des différences, le second par la perception des ressemblances : au confluent des deux courants apparaît l’idée générale.

Il ne s’agit pas ici de trancher en bloc la question des idées générales. Parmi ces idées il en est qui n’ont pas pour origine