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pour nous replacer, en quelque sorte, dans la vie du rêve. Le sommeil, naturel ou artificiel, provoque justement un détachement de ce genre. On nous montrait récemment dans le sommeil une interruption de contact entre les éléments nerveux, sensoriels et moteurs[1]. Même si l’on ne s’arrête pas à cette ingénieuse hypothèse, il est impossible de ne pas voir dans le sommeil un relâchement, au moins fonctionnel, de la tension du système nerveux, toujours prêt pendant la veille à prolonger l’excitation reçue en réaction appropriée. Or c’est un fait d’observation banale que l’ « exaltation » de la mémoire dans certains rêves et dans certains états somnambuliques. Des souvenirs qu’on croyait abolis reparaissent alors avec une exactitude frap­pante ; nous revivons dans tous leurs détails des scènes d’enfance entièrement oubliées ; nous parlons des langues que nous ne nous souvenions même plus d’avoir apprises. Mais rien de plus instructif, à cet égard, que ce qui se produit dans certains cas de suffocation brusque, chez les noyés et les pendus. Le sujet, revenu à la vie, déclare avoir vu défiler devant lui, en peu de temps, tous les événements oubliés de son histoire, avec leurs plus infimes circonstances et dans l’ordre même où ils s’étaient produits[2].

Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait

  1. Mathias DUVAL, Théorie histologique du sommeil (C. R. de la Soc. de Biologie, 1895, p. 74). — Cf. LÉPINE, Ibid., p. 85, et Revue de Médecine, août 1894, et surtout PUPIN., Le neurone et les hypothèses histologiques, Paris, 1896.
  2. WINSLOW, Obscure Diseases of the Brain, p. 250 et suiv.RIBOT, Maladies de la mémoire, p. 139 et suiv. —MAURY, Le sommeil et les rêves, Paris, 1878, p. 439. — EGGER, Le moi des mourants (Revue Philosophique, janvier et octobre 1896). — Cf. le mot de BALL : « La mémoire est une faculté qui ne perd rien et enregistre tout » . (Cité par ROUILLARD, Les amnésies. Thèse de méd., Paris, 1885, p. 25.)