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nient à supposer donnée la totalité des objets que je ne perçois pas, c’est parce que l’ordre rigoureusement déterminé de ces objets leur prête l’aspect d’une chaîne, dont ma perception présente ne serait plus qu’un anneau : cet anneau communique alors son actualité au reste de la chaîne. — Mais, en y regardant de près, on verrait que nos souvenirs forment une chaîne du même genre, et que notre caractère, toujours présent à toutes nos décisions, est bien la synthèse actuelle de tous nos états passés. Sous cette forme condensée, notre vie psychologique antérieure existe même plus pour nous que le monde externe, dont nous ne percevons jamais qu’une très petite partie, alors qu’au contraire nous utilisons la totalité de notre expérience vécue. Il est vrai que nous la possédons ainsi en abrégé seulement, et que nos anciennes perceptions, considérées comme des individualités distinctes, nous font l’effet ou d’avoir totalement disparu ou de ne reparaître qu’au gré de leur fantaisie. Mais cette apparence de destruction complète ou de résurrection capricieuse tient simplement à ce que la con­science actuelle accepte à chaque instant l’utile et rejette momentanément le superflu. Toujours tendue vers l’action, elle ne peut matérialiser de nos ancien­nes perceptions que celles qui s’organisent avec la perception présente pour concourir à la décision finale. S’il faut, pour que ma volonté se manifeste sur un point donné de l’espace, que ma conscience franchisse un à un ces inter­médiaires ou ces obstacles dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle la distance dans l’espace, en revanche il lui est utile, pour éclairer cette action, de sauter par-dessus l’intervalle de temps qui sépare la situation actuelle d’une situation antérieure analogue ; et comme elle s’y transporte ainsi d’un seul