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La même vie psychologique serait donc répétée un nombre indéfini de fois, aux étages successifs de la mémoire, et le même acte de l’esprit pourrait se jouer à bien des hauteurs différentes. Dans l’effort d’attention, l’esprit se donne toujours tout entier, mais se simplifie ou se complique selon le niveau qu’il choisit pour accomplir ses évolutions. C’est ordinairement la perception présente qui détermine l’orientation de notre esprit ; mais selon le degré de tension que notre esprit adopte, selon la hauteur où il se place, cette perception développe en nous un plus ou moins grand nombre de souvenirs-images.

En d’autres termes enfin, les souvenirs personnels, exactement localisés, et dont la série dessinerait le cours de notre existence passée, constituent, réunis, la dernière et la plus large enveloppe de notre mémoire. Essentiellement fugi­tifs, ils ne se matérialisent que par hasard, soit qu’une détermination acciden­tellement précise de notre attitude corporelle les attire, soit que l’indéter­mination même de cette attitude laisse le champ libre au caprice de leur manifestation. Mais cette enveloppe extrême se resserre et se répète en cercles intérieurs et concentriques, qui, plus étroits, supportent les mêmes souvenirs diminués, de plus en plus éloignés de leur forme personnelle et originale, de plus en plus capables, dans leur banalité, de s’appliquer sur la perception présente et de la déterminer à la manière d’une espèce englobant l’individu. Un moment arrive où le souvenir ainsi réduit s’enchâsse si bien dans la perception présente qu’on ne saurait dire où la perception finit, où le souvenir commence. À ce moment précis, la mémoire, au lieu de faire paraître et disparaître capri­cieusement ses représentations, se règle sur le détail des mouvements corporels.

Mais à mesure que ces souvenirs se rapprochent davantage du mouvement et par là de la perception extérieure, l’opération de la mémoire acquiert une plus haute importance pratique. Les images passées, reproduites telles quelles avec tous leurs détails et jusqu’à leur coloration affective, sont les images