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de la conscience une espèce d’avertissement[1]. Concentrez-vous alors sur ce que vous éprouvez, vous sentirez que l’image complète est là, mais fugitive, véritable fantôme qui s’évanouit au moment précis où votre activité motrice voudrait en fixer la silhouette. Au cours d’ex­périences récentes, entreprises d’ailleurs dans un tout autre but[2], les sujets déclaraient précisément éprouver une impression de ce genre. On faisait apparaître à leurs yeux, pendant quelques secondes, une série de lettres qu’on leur demandait de retenir. Mais, pour les empêcher de souligner les lettres aperçues par des mouvements d’articulation appropriés, on exigeait qu’ils répétassent constamment une certaine syllabe pendant qu’ils regardaient l’image. De là résultait un état psychologique spécial, où les sujets se sentaient en possession complète de l’image visuelle « sans pouvoir cependant en repro­duire la moindre partie au moment voulu : à leur grande surprise, la ligne disparaissait » . Au dire de l’un d’eux, « il y avait à la base du phénomène une représentation d’ensemble, une sorte d’idée complexe embrassant le tout, et où les parties avaient une unité inexprimablement sentie[3] » .

Ce souvenir spontané, qui se cache sans doute derrière le souvenir acquis, peut se révéler par des éclairs brusques : mais il se dérobe, au moindre mouvement de la mémoire volontaire. Si le sujet voit disparaître la série de lettres dont il croyait avoir retenu l’image, c’est surtout pendant qu’il com­mence à les répéter : « cet effort semble pousser le reste de l’image hors de la conscience[4] » .

  1. Voir, au sujet de ce sentiment d’erreur, l’article de MÜLLER et SCHUMANN, Experimentelle Belträge zur Untersuchung des Gedächtnisses (Zeifschr. t. Psyeh. u. Phys. der Sinnesorgane, déc.. 1893, p. 305).
  2. W. G. SMITH, The relation of attention to memory. (Mind, janvier 1894).
  3. « According to one observer, the basis was a Gesammivorstellung a sort of all embracing complex idea in which the parts have an indefinitely felt unity » (SMITH, article cité, p. 73).
  4. Ne serait-ce pas quelque chose du même genre qui se passe dans cette affection que les auteurs allemands ont appelée dyslexie ? Le malade lit correctement les premiers mots d’une phrase, puis s’arrête brusquement, incapable de continuer, comme si les mouve­ments d’articulation avaient Inhibé les souvenirs. Voir, au sujet de la dyslexie : BERLIN, Eine besondere Art der Wortblindheit (Dyslexie), Wiesbaden, 1887, et SOMMER, Die Dyslexie als funetionnelle Störung (Arch. f. Psychiatrie, 1893). Nous rapprocherions encore de ces phénomènes les cas si singuliers de surdité verbale ou le malade comprend la parole d’autrui, mais ne comprend plus la sienne. (Voir les exemples cités par BATEMAN, On Aphasia, p. 200 ; par BERNARD, De l’aphasie, Paris, 1889, pp. 143 et 144 ; et par BROADBENT, A case of peculiar affection of speech, Brain, 1878-1879, p. 484 et suiv.)