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voulu le travail en commun : et ce travail sera possible si nous faisons passer d’un côté la stabilité absolument définitive du sujet, de l’autre les stabilités provisoirement définitives des qualités et des états, qui se trouveront être des attributs. En énonçant le sujet, nous adossons notre communication à une connaissance que nos interlocuteurs possèdent déjà, puisque la substance est censée invariable ; ils savent désormais sur quel point diriger leur attention ; viendra alors l’information que nous voulons leur donner, dans l’attente de laquelle nous les placions en introduisant la substance, et que leur apporte l’attribut. Mais ce n’est pas seulement en nous façonnant pour la vie sociale, en nous laissant toute latitude pour l’organisation de la société, en rendant ainsi nécessaire le langage, que la nature nous a prédestinés à voir dans le changement et le mouvement des accidents, à ériger l’immutabilité et l’immobilité en essences ou substances, en supports. Il faut ajouter que notre perception procède elle-même selon cette philosophie. Elle découpe, dans la continuité de l’étendue, des corps choisis précisément de telle manière qu’ils puissent être traités comme invariables pendant qu’on les considère. Quand la variation est trop forte pour ne pas frapper, on dit que l’état auquel on avait affaire a cédé la place à un autre, lequel ne variera pas davantage. Ici encore c’est la nature, préparatrice de l’action individuelle et sociale, qui a tracé les grandes lignes de notre langage et de notre pensée, sans les faire d’ailleurs coïncider ensemble, et en laissant aussi une large place à la contingence et à la variabilité. Il suffira, pour s’en convaincre, de comparer à notre durée ce qu’on pourrait appeler la durée des choses : deux rythmes bien différents, calculés de telle manière que dans le plus court intervalle perceptible de notre temps tiennent des