Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment une présence — la présence d’une chose ou d’un ordre qui ne nous intéresse pas, qui désappointe notre effort ou notre attention ; c’est notre déception qui s’exprime quand nous appelons absence cette présence. Dès lors, parler de l’absence de tout ordre et de toutes choses, c’est-à-dire du désordre absolu et de l’absolu néant, est prononcer des mots vides de sens, flatus vocis, puisqu’une suppression est simplement une substitution envisagée par une seule de ses deux faces, et que l’abolition de tout ordre ou de toutes choses serait une substitution à face unique, — idée qui a juste autant d’existence que celle d’un carré rond. Quand le philosophe parle de chaos et de néant, il ne fait donc que transporter dans l’ordre de la spéculation, — élevées à l’absolu et vidées par là de tout sens, de tout contenu effectif, — deux idées faites pour la pratique et qui se rapportaient alors à une espèce déterminée de matière ou d’ordre, mais non pas à tout ordre, non pas à toute matière. Dès lors, que deviennent les deux problèmes de l’origine de l’ordre, de l’origine de l’être ? Ils s’évanouissent, puisqu’ils ne se posent que si l’on se représente l’être et l’ordre comme « survenant », et par conséquent le néant et le désordre comme possibles ou tout au moins comme concevables ; or ce ne sont là que des mots, des mirages d’idées.

Qu’elle se pénètre de cette conviction, qu’elle se délivre de cette obsession : aussitôt la pensée humaine respire. Elle ne s’embarrasse plus des questions qui retardaient sa marche en avant[1]. Elle voit s’évanouir les difficultés qu’éle-

  1. Quand nous recommandons un état d’âme où les problèmes s’évanouissent nous ne le faisons, bien entendu, que pour les problèmes qui nous donnent le vertige parce qu’ils nous mettent en présence du vide. Autre chose est la condition quasi animale d’un être qui ne se pose aucune question, autre chose l’état semi-divin d’un esprit qui ne connaît pas la tentation d’évoquer, par un effet de l’infirmité humaine, des problèmes artificiels. Pour cette pensée privilégiée, le problème est toujours sur le point de surgir, mais toujours arrêté, dans