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nous le croyons, l’apparition de l’homme, ou de quelque être de même essence, est la raison d’être de la vie sur notre planète, il faudra dire que toutes les catégories de perceptions, non seulement des hommes, mais des animaux et même des plantes (lesquelles peuvent se comporter comme si elles avaient des perceptions) correspondent globalement au choix d’un certain ordre de grandeur pour la condensation. C’est là une simple hypothèse, mais elle nous paraît sortir tout naturellement des spéculations de la physique sur la structure de la matière. Que deviendrait la table sur laquelle j’écris en ce moment si ma perception, et par conséquent mon action, était faite pour l’ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutôt les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ; ma perception embrasserait, à l’endroit où je vois ma table et dans le court moment où je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. Il me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut devenir, pour que j’agisse sur elle, un simple rectangle, immobile et solide. Il en serait de même pour toutes choses et pour tous événements : le monde où nous vivons, avec les actions et réactions de ses parties les unes sur les autres, est ce qu’il est en vertu d’un certain choix dans l’échelle des grandeurs, choix déterminé lui-même par notre puissance d’agir. Rien n’empêcherait d’autres mondes, correspondant

    physique est perçu par nous comme soumis à un déterminisme inflexible, et se distingue radicalement par là des actes que nous accomplissons quand nous nous sentons libres. Ainsi que nous le suggérons ci-dessus, on peut se demander si ce n’est pas précisément pour couler la matière dans ce déterminisme, pour obtenir, dans les phénomènes qui nous entoureront, une régularité de succession nous permettant d’agir sur eux, que notre perception s’arrête à un certain degré particulier de condensation des événements élémentaires. Plus généralement, l’activité de l’être vivant s’adosserait et se mesurerait à la nécessité qui vient servir de support aux choses, par une condensation de leur durée.