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en l’air, dans la région du simple possible. L’autre est inachevée, mais elle pousse des racines solides dans le réel.

Une science naissante est toujours prompte à dogmatiser. Ne disposant que d’une expérience restreinte, elle opère moins sur les faits que sur quelques idées simples, suggérées ou non par eux, qu’elle traite alors déductivement. Plus qu’aucune autre science, la métaphysique était exposée à ce danger. Il faut tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure. La faculté d’intuition existe bien en chacun de nous, mais recouverte par des fonctions plus utiles à la vie. Le métaphysicien travailla donc a priori sur des concepts déposés par avance dans le langage, comme si, descendus du ciel, ils révélaient à l’esprit une réalité suprasensible. Ainsi naquit la théorie platonicienne des Idées. Portée sur les ailes de l’aristotélisme et du néo-platonisme, elle traversa le moyen âge ; elle inspira, parfois à leur insu, les philosophes modernes. Ceux-ci étaient souvent des mathématiciens, que leurs habitudes d’esprit inclinaient à ne voir dans la métaphysique qu’une mathématique plus vaste, embrassant la qualité en même temps que la quantité. Ainsi s’expliquent l’unité et la simplicité géométriques de la plupart des philosophies, systèmes complets de problèmes définitivement posés, intégralement résolus. Mais cette raison n’est pas la seule. Il faut tenir compte aussi de ce que la métaphysique moderne se donna un objet analogue à celui de la religion. Elle partait d’une conception de la divinité. Qu’elle confirmât ou qu’elle infirmât le dogme, elle se croyait donc obligée de dogmatiser. Elle avait, quoique fondée sur la seule raison, la sécurité de jugement que le théologien tient de la révélation. On peut se demander, il est vrai, pourquoi elle choisissait ce point de départ. Mais