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s’il ne s’agissait pas au contraire, selon nous, de retrouver d’abord la durée vraie. Nombreux sont les philosophes qui ont senti l’impuissance de la pensée conceptuelle à atteindre le fond de l’esprit. Nombreux, par conséquent, ceux qui ont parlé d’une faculté supra-intellectuelle d’intuition. Mais, comme ils ont cru que l’intelligence opérait dans le temps, ils en ont conclu que dépasser l’intelligence consistait à sortir du temps. Ils n’ont pas vu que le temps intellectualisé est espace, que l’intelligence travaille sur le fantôme de la durée, mais non pas sur la durée même, que l’élimination du temps est l’acte habituel, normal, banal, de notre entendement, que la relativité de notre connaissance de l’esprit vient précisément de là, et que dès lors, pour passer de l’intellection à la vision, du relatif à l’absolu, il n’y a pas à sortir du temps (nous en sommes déjà sortis) ; il faut, au contraire, se replacer dans la durée et ressaisir la réalité dans la mobilité qui en est l’essence. Une intuition qui prétend se transporter d’un bond dans l’éternel s’en tient à l’intellectuel. Aux concepts que fournit l’intelligence elle substitue simplement un concept unique qui les résume tous et qui est par conséquent toujours le même, de quelque nom qu’on l’appelle : la Substance, le Moi, l’Idée, la Volonté. La philosophie ainsi entendue, nécessairement panthéistique, n’aura pas de peine à expliquer déductivement toutes choses, puisqu’elle se sera donné par avance, dans un principe qui est le concept des concepts, tout le réel et tout le possible. Mais cette explication sera vague et hypothétique, cette unité sera artificielle, et cette philosophie s’appliquerait aussi bien à un monde tout différent du nôtre. Combien plus instructive serait une métaphysique vraiment intuitive, qui suivrait les ondulations du réel ! Elle n’embrasserait plus d’un seul coup la totalité des choses ; mais de chacune elle