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sion sur la force brutale. C’est de cette victoire que la mythologie grecque nous chanterait l’épopée. L’adoration des héros n’aurait été que le culte reconnaissant voué par la Grèce à ceux qui, étant les plus forts, voulurent être les meilleurs, et n’usèrent de leur force que pour venir en aide à l’humanité souffrante. La religion des anciens serait ainsi un hommage rendu à la pitié. Au-dessus de tout, à l’origine même de tout, elle mettait la générosité, la magnanimité et, au sens le plus élevé du mot, l’amour.

Ainsi, par un détour singulier, la sculpture grecque ramenait M. Ravaisson à l’idée centrale de sa philosophie. N’avait-il pas dit, dans son Rapport, que l’univers est la manifestation d’un principe qui se donne par libéralité, condescendance et amour ? Mais cette idée, retrouvée chez les anciens, vue à travers la sculpture grecque, se dessinait maintenant dans son esprit sous une forme plus ample et plus simple. De cette forme nouvelle M. Ravaisson n’a pu nous tracer qu’une esquisse inachevée. Mais son Testament philosophique en marque assez les grandes lignes.

Il disait maintenant qu’une grande philosophie était apparue dès l’aurore de la pensée humaine et s’était maintenue à travers les vicissitudes de l’histoire : la philosophie héroïque, celle des magnanimes, des forts, des généreux. Cette philosophie, avant même d’être pensée par des intelligences supérieures, avait été vécue par des cœurs d’élite. Elle fut, de tout temps, celle des âmes véritablement royales, nées pour le monde entier et non pour elles, restées fidèles à l’impulsion originaire, accordées à l’unisson de la note fondamentale de l’univers qui est une note de générosité et d’amour. Ceux qui la pratiquèrent d’abord furent les héros que la Grèce adora. Ceux qui l’enseignèrent plus tard furent les penseurs qui, de Thalès à Socrate, de Socrate à