Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

physiologie est par conséquent une science indépendante.

Mais si Claude Bernard ne nous a pas donné, et n’a pas voulu nous donner, une métaphysique de la vie, il y a, présente à l’ensemble de son œuvre, une certaine philosophie générale, dont l’influence sera probablement plus durable et plus profonde que n’eût pu l’être celle d’aucune théorie particulière.

Longtemps, en effet, les philosophes ont considéré la réalité comme un tout systématique, comme un grand édifice que nous pourrions, à la rigueur, reconstruire par la pensée avec les ressources du seul raisonnement, encore que nous devions, en fait, appeler à notre aide l’observation et l’expérience. La nature serait donc un ensemble de lois insérées les unes dans les autres selon les principes de la logique humaine ; et ces lois seraient là, toutes faites, intérieures aux choses ; l’effort scientifique et philosophique consisterait à les dégager en grattant, un à un, les faits qui les recouvrent, comme on met à nu un monument égyptien en retirant par pelletées le sable du désert. Contre cette conception des faits et des lois, l’œuvre entière de Claude Bernard proteste. Bien avant que les philosophes eussent insisté sur ce qu’il peut y avoir de conventionnel et de symbolique dans la science humaine, il a aperçu, il a mesuré l’écart entre la logique de l’homme et celle de la nature. Si, d’après lui, nous n’apporterons jamais trop de prudence à la vérification d’une hypothèse, jamais nous n’aurons mis assez d’audace à l’inventer. Ce qui est absurde à nos yeux ne l’est pas nécessairement au regard de la nature : tentons l’expérience, et, si l’hypothèse se vérifie, il faudra bien qu’elle devienne intelligible et claire à mesure que les faits nous contraindront à nous familiariser avec elle. Mais rappelons-nous aussi que jamais une idée, si souple que