Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour peu que l’objet ait remué, ou que l’œil ait remué, il y a eu, non pas une image, mais cent images, mille images, autant et plus que sur le film d’un cinématographe. Pour peu que l’objet ait été considéré un certain temps, ou revu à des moments divers, ce seront des millions d’images différentes de cet objet. Et nous avons pris le cas le plus simple ! — Supposons toutes ces images emmagasinées ; à quoi serviront-elles ? quelle est celle que nous utiliserons ? — Admettons même que nous ayons nos raisons pour en choisir une, pourquoi et comment la rejetterons-nous dans le passé quand nous l’apercevrons ? — Passons encore sur ces difficultés. Comment expliquera-t-on les maladies de la mémoire ? Dans celles de ces maladies qui correspondent à des lésions locales du cerveau, c’est-à-dire dans les aphasies, la lésion psychologique consiste moins dans une abolition des souvenirs que dans une impuissance à les rappeler. Un effort, une émotion, peuvent ramener brusquement à la conscience du sujet des mots qu’on croyait définitivement perdus. Ces faits, avec beaucoup d’autres, concourent à prouver que le cerveau sert ici à choisir dans le passé, à le diminuer, à le simplifier, à l’utiliser, mais non pas à le conserver. Nous n’aurions aucune peine à envisager les choses de ce biais si nous n’avions contracté l’habitude de croire que le passé est aboli. Alors, sa réapparition partielle nous fait l’effet d’un événement extraordinaire, qui appelle une explication. Et c’est pourquoi nous imaginons çà et là, dans le cerveau, des boîtes à souvenirs qui conserveraient des parties du passé, — le cerveau se conservant d’ailleurs lui-même. Comme si ce n’était pas reculer la difficulté et simplement ajourner le problème ! Comme si, en posant que la matière cérébrale se conserve à travers le temps, ou plus généralement que toute matière dure, on ne lui attribuait pas préci-